Laurent JOFFRIN. - Pour Éric Zemmour l’identité française est un magot, un petit trésor que nous nous transmettons de génération en génération et qui est toujours menacé de destruction soit par les étrangers, soit par les intellectuels progressistes.
Pour moi, l’identité française est un héritage évolutif, un mélange d’influences diverses. Nous pouvons en faire l’inventaire, nous pouvons le transformer et nous pouvons même le refuser. Mais c’est surtout un projet, c’est une idée. Cette idée tient tout entière dans le triptyque républicain «Liberté, Egalité, Fraternité» qui n’est pas la description d’une réalité mais un projet. Éric Zemmour considère que tout progrès de la liberté est un pas vers la décadence: c’est une histoire réactionnaire.
Éric ZEMMOUR. - Le mot réactionnaire ne me scandalise pas. Tous les grands révolutionnaires sont réactionnaires: Saint-Just voulait revenir à la Rome antique, Lénine et Trotski voulaient revenir à la Révolution française, … On ne fait des choses grandes et révolutionnaires qu’en voulant revenir au passé. Cette querelle est vaine.
L’identité française est résumée par la phrase de De Gaulle: «un pays de race blanche, de religion chrétienne et de culture gréco-romaine». Laurent Joffrin a raison de la qualifier de trésor. Et nous sommes en train de le dilapider. Prétendre que la France, de toute éternité, avait existé et devait exister est faux. La France est fragile, c’est une création artificielle, politique, qui aurait très bien pu ne jamais exister et qui d’ailleurs, a été en danger en permanence. Laurent Joffrin considère son histoire comme un progrès de la liberté. Or, ce n’est pas le cas. C’est un progrès de la faiblesse. Dès que la France, au nom d’idéaux - que ce soit l’universalisme catholique ou l’universalisme des droits de l’Homme - a plongé dans un certain humanisme, cela s’est retourné contre elle.
A chaque fois que notre pays a été en danger de dislocation, de désintégration - ce que l’on appelait la polonisation - il n’a été sauvé que par des «hommes providentiels» qui sont avant tout des hommes à poigne. Dans le Destin français je faisais le parallèle entre le destin de la France et le destin de la Pologne. Ces deux pays étaient dirigés par une aristocratie brillante, flamboyante, courageuse, guerrière, etc. mais qui - n’ayant absolument pas le sens de l’Etat - a détruit le pays. Le destin de la Pologne est en fait celui d’une France sans Richelieu. S’il n’y a pas de Louis XI, de Richelieu, de gens à poigne qui limitent les libertés pour restaurer et défendre l’intégrité de la France, il n’y a pas de France comme il n’y a pas eu de Pologne pendant 150 ans. C’est cela que Laurent Joffrin refuse de voir. ...
Laurent JOFFRIN. - Libérale en politique, pas en économie. En relisant l’histoire de France à travers le prisme de la liberté, on découvre des faits ou des personnages négligés ou oubliés. Je prends l’exemple de Vercingétorix qui est un personnage que l’on a magnifié. Mais il y a eu beaucoup d’autres Vercingétorix qui ont mené des révoltes contre l’oppression romaine. L’idée de la liberté existe déjà à cette époque. Durant la Guerre de Cent ans, Etienne Marcel, un grand bourgeois lié à une partie de la population parisienne et aux «Jacques», ces révoltés paysans, fait écrire une constitution qui limite le pouvoir royal et annonce la Constitution de 1789. Cette aspiration à être plus libre est constitutive de l’histoire de France. Il y a des périodes où elle est écrasée par les hommes qu’Éric Zemmour admire mais à d’autres périodes elle balbutie, se révolte, perd des batailles mais reste un idéal ardent. Les hommes ont une identité, une personnalité particulière, une culture, certes, mais ils éprouvent une aspiration universelle à être libre. On ne leur dicte pas leur conduite: ils doivent pouvoir faire valoir leurs talents et leurs capacités sans qu’un Etat, une religion, un roitelet ou un seigneur ne vienne leur dire ce qu’il faut faire.
Éric ZEMMOUR. - Notre désaccord est réglé par une phrase de Péguy que De Gaulle citait souvent: «Seul l’ordre fait la liberté, le désordre fait la servitude». Notre querelle est là. La liberté telle que la pense Laurent Joffrin c’est le désordre donc la servitude. L’histoire telle qu’il la pense est un mariage de deux histoires. La première est une histoire classique, républicaine c’est-à-dire qu’elle pense qu’il existe une aspiration à la liberté présente depuis des siècles et la Révolution française y est une espèce de nirvana, de fin de l’histoire et de début d’une histoire nouvelle paradisiaque. C’est cette histoire que nous avons tous deux appris lorsque nous étions enfants. La deuxième histoire se glisse dans les interstices: c’est la contre-histoire portée depuis quarante ans par l’extrême-gauche décoloniale. On retrouve ainsi, de-ci de-là, des éléments qui rappellent la méchante colonisation, …
Mais ces deux histoires se contredisent. Ce sont les Lumières qui ont fait la colonisation, ce sont les républicains qui ont colonisé. ...
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