Dans son essai « Un messager pour l’Europe : un plaidoyer contre les nationalismes », paru chez Buchet-Chastel, Robert Menasse présente un diagnostic remarquable et implacable sur l’état de notre monde. Il pose aussi la question essentielle : comment construire une nouvelle démocratie adaptée au projet européen ? Une nécessité absolue, quand on comprend que la démocratie construite au niveau national est l’obstacle à cette nouvelle démocratie.
La séparation des pouvoirs n’existe pas dans l’Union européenne. © Olivier Hoslet/EPA
La séparation des pouvoirs n’existe pas dans l’Union européenne. © Olivier Hoslet/EPA
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Bio express
L’auteur. Vincent Engel est romancier, dramaturge et essayiste. Il est également professeur de littérature à l’UCL et d’histoire des idées à l’Ihecs.
Les ennemis de l’intérieur ? C’est le titre de cette chronique. Pourquoi ? Je ne sais pas si la démocratie est le meilleur ou le moins mauvais des systèmes ; ce que je sais, c’est qu’il est le plus fragile. Et ses ennemis extérieurs, pour réels qu’ils soient, sont parfois l’épouvantail qui masquent un mal plus profond qui le ronge de l’intérieur…
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Menasse rappelle tout d’abord un principe très simple, mais qui semble totalement oublié aujourd’hui : la politique est une affaire de courage : « Les processus démocratiques institutionnalisés engagent une responsabilité politique qu’il convient ensuite d’assumer, quelles que soient les variations conjoncturelles du sentiment populaire. » L’Europe a été construite par de véritables hommes d’Etat, qui ont su prendre des décisions à long terme sans se préoccuper des sondages d’opinion, et qui, surtout, ont eu la force et le courage de dépasser le terreau des désastres européens (et mondiaux) du XXe siècle : le nationalisme. « L’utopie, c’était de contraindre les Etats-nations à abandonner leur souveraineté, progressivement, par l’enchevêtrement de leurs économies, de les forcer à reculer jusqu’à ce qu’ils meurent enfin, dissous dans une Europe sans frontières. C’était la seule façon d’instaurer une paix qui ne soit pas seulement un entre-deux-guerres dont les Etats-nations se serviraient dans le seul but de reconstituer leur armement, en vue d’une nouvelle guerre qui leur permettrait encore une fois d’imposer militairement leurs intérêts politiques et économiques. »
C’est évidemment, reconnaît Menasse, un projet « élitiste ». Ce n’est pas toujours antidémocratique. Ce l’est lorsque, comme dans le cas du Brexit, la décision de quitter l’Europe est le fruit d’une micro-élite formée à Oxford et dont les membres, tous partis confondus, se retrouvent unis par le même objectif : ne laisser personne d’autre qu’eux gérer le Royaume-Uni
Quand Mitterrand et Badinter abolissent la peine de mort, c’est une décision « élitiste » qu’aucun référendum n’aurait avalisée ; mais c’est devenu un des piliers de la démocratie moderne – comme le prouve d’ailleurs, a contrario, la volonté d’Erdogan de la rétablir.
Le « déficit démocratique » européen
Pour Robert Menasse, le spectre du « déficit démocratique » que l’on active à tout bout de champ n’est que l’expression d’un sentiment nationaliste qui a repris du poil de la bête, c’est le moins qu’on puisse dire. Je vous renvoie à son essai pour savourer le brio avec lequel il réfute cet argument absurde et démonte ces soi-disant « intérêts nationaux » que nos politiques prétendent défendre contre le « monstre bureaucratique et non démocratique européen ». Aucune nation en Europe n’a d’intérêt particulier que ne partageraient pas les autres, et les législations nationales ne sont pas plus légitimes et moins « absurdes » que les réglementations européennes, lesquelles sont cependant systématiquement décriées et accusées d’être la marque d’une « frénésie réglementaire ». Dans le même registre, tout Etat est doté d’une administration, et chacun s’en trouve plus ou moins bien ; mais parler de celle de l’Europe conduit immanquablement à la taxer de dictature ou de monstre. Deux tiers de la population européenne sont composés de « fonctionnaires », mais seul le « fonctionnaire européen » est paré de tous les défauts et de tous les vices, alors qu’il représente un profil absolument nouveau dans la « gouvernance » moderne : il n’est pas inféodé au pouvoir national du pays dont il provient.
Pour s’en convaincre, Menasse est allé passer plusieurs mois à Bruxelles pour rencontrer ces fameux fonctionnaires. Il a découvert des gens qui, d’abord, sont loin d’être aussi nombreux qu’on le pense : « L’Union européenne, pour administrer l’ensemble du continent, dispose de moins de fonctionnaires que la seule ville de Vienne ». Des bureaux sobres, sans luxe. Un coût global qui représente 1 % du PNB européen. Mais surtout, il a rencontré des gens drôles, dynamiques, motivés et dévoués, libérés « de toute constipation nationale ». Et enfin, il faut se battre pour obtenir ces postes, qui imposent de quitter son pays et parfois sa famille, et passer des examens extrêmement sélectifs et difficiles : chaque année, cent personnes sont engagées sur trente mille candidats.
Alors qu’au niveau national, des décisions sont prises par des gens qui se ressemblent, ont le même « background » social, culturel et politique, et qui se préoccupent essentiellement de la manière dont ils vont « communiquer » leur décision, au niveau européen, les propositions sont discutées par des gens très différents, qui prennent le temps de confronter les points de vue et d’arriver à des solutions novatrices et créatives.
Quelle démocratie pour l’Europe ?
Selon Menasse, la démocratie que nous connaissons depuis la fin de la guerre ne fonctionne pas au niveau supranational, parce que « les représentants des intérêts nationaux bloquent régulièrement, en toute « légitimité », la politique communautaire, avec pour conséquence qu’une résolution nationale « souveraine » d’un problème n’est plus possible, mais une solution supranationale solidaire pas possible non plus. »
Et de rappeler cette vérité : la séparation des pouvoirs n’existe pas dans l’Union européenne. Le Parlement est élu mais n’a pas l’initiative législative, que détient la Commission, dont les commissaires ne sont pas élus et n’ont donc pas de légitimité démocratique, mais qui ne sont pas des antieuropéens ou des fascistes comme il s’en trouve de plus en plus sur les bancs du Parlement. La Commission peut imposer des sanctions, ce qui ressort du pouvoir judiciaire. Mais surtout, il y a l’aberration absolue du Conseil européen, où siègent des chefs d’Etat élus pour « défendre » leur nation, et non pas pour défendre un projet européen. La crise grecque en est un bon exemple : la dette grecque représente moins de 2 % du PIB de l’UE, précise Menasse, alors que la Californie et d’autres Etats américains ont une dette infiniment plus grande et sont en situation de faillite, sans que pour autant personne, aux USA, n’évoque jamais la possibilité de retrancher de l’Union un de ces Etats déficitaires.
Robert Menasse enfonce le clou : « La démocratie, parlons-en : une bien belle chose, elle organise la légitimation – mais pour quoi ? De grandes multinationales exercent une pression sur les gouvernements nationaux pour imposer leurs intérêts mondialisés, et les gouvernements font de ces intérêts des affaires nationales (…) en vertu desquelles ils sapent un développement politique solidaire supranational. »
À cette soumission des gouvernements nationaux aux intérêts économiques des multinationales, s’ajoute l’acculturation programmée des populations, de moins en moins en mesure, grâce à un système éducatif délibérément sacrifié, de prendre la mesure des enjeux et de réfléchir non pas émotionnellement, mais rationnellement. Alors que l’Europe a été construite sur les ruines laissées par les fascismes, le fascisme revient, et avec lui la xénophobie, le racisme, les stéréotypes, bref la gamme infinie de la bêtise meurtrière dont l’humanité peut malheureusement faire preuve.
La cause de tous les maux : le Conseil
Lorsque l’on a discuté de la création de l’euro, la Commission et le Parlement étaient évidemment convaincus qu’une monnaie commune devait s’accompagner d’une politique commune en termes de budget, de finance, d’économie et de fiscalité. Ce que le Conseil a rejeté, au nom des « intérêts nationaux » de certains pays, au premier rang desquels la France et l’Allemagne. Paradoxe absolu : l’organe qui a le plus de pouvoir dans l’UE, le Conseil, est celui qui s’oppose le plus à l’intention première et originelle du projet européen. La solution : la suppression du Conseil. Mais comme c’est le Conseil qui devrait proposer et provoquer cette suppression…
La crise européenne est le fruit de la résistance des représentants des Nations – le nationalisme étant par ailleurs une invention récente qui a causé les pires drames de l’Histoire – à la construction d’une Europe postnationale – ou une Europe des régions, laquelle correspond infiniment plus à la réalité vécue par les citoyens. Cette crise ne peut pas être résolue par les membres du Conseil, puisqu’ils en sont les responsables !
Pour une nouvelle démocratie
Puisque la démocratie à laquelle nous nous référons est indissolublement liée à la nation et qu’elle s’est vidée de son contenu, voire de sa légitimité, il faut inventer une nouvelle démocratie, dissociée de l’idée de l’Etat-nation. Menasse reconnaît qu’il ne sait pas à quoi pourrait ressembler cette démocratie. Pas à des « Etats-Unis d’Europe », sur le modèle des USA, ni à une « super-nation ». Quelque chose de neuf, bâti sur la culture et l’éducation, pas sur les stéréotypes et les préjugés nationaux qui ne conduisent qu’à des drames. Quelque chose que détestent les irresponsables politiques tels que Viktor Orban, Marine Le Pen et leurs pareils, autant que les nouveaux dictateurs qui se lèvent aux frontières de l’Europe, en Russie ou en Turquie – voire, qui sait, aux USA si Trump finit par l’emporter, ce qui est encore loin d’être exclu. Quelque chose qui relève de l’utopie, à condition de reconnaître que l’utopie est une nécessité, et que cette nécessité doit être nourrie et portée par des citoyens dont le souci premier est de vivre dans la paix et la solidarité, pas d’être réélus.