sraël, en effet, se situe géographiquement sur le continent asiatique et ne peut pas prétendre, comme la Turquie, à un petit ancrage sur le continent européen. Mais il y a des raisons à la participation d’Israël à la Coupe d’Europe, de même qu’à l’Eurovision et à d’autres compétitions.
Et non, ces raisons ne sont pas à chercher dans l’origine d’une part importante de la population israélienne, venue des communautés juives ashkénazes européennes, avant ou après la seconde guerre mondiale. Si Israël joue dans la coupe d’Europe, s’il est inscrit dans le groupe de l’Océanie pour la Coupe du monde, c’est parce qu’il subit, depuis les années 1960, le boycott des pays asiatiques musulmans qui refusent de l’affronter dans des compétitions sportives.
Je ne veux pas ici revenir sur le débat de l’opportunité ou non d’organiser un boycott contre Israël, en réponse à sa gestion absurde, inhumaine et sans doute suicidaire du problème palestinien. J’aimerais juste profiter de cette anecdote sportive pour interroger la situation de cette partie du monde où semblent se concentrer presque tous les problèmes de l’humanité, au point que nombre de Cassandre y prédisent désormais le déclenchement d’une troisième guerre mondiale.
La tectonique des plaques
Les continents ne sont que des hasards de pierre, d’eau, de sable et de terre. Ils ne sont porteurs d’aucune âme, d’aucune valeur, d’aucune culture singulière ; ce sont leurs habitants qui ont développé ces âmes, ces valeurs, ces cultures, au gré des millénaires, par couches successives, parfois dans l’harmonie, le plus souvent dans les chocs des conflits, des guerres, des oppositions – comme si la violence de la tectonique s’était propagée aux êtres humains plus sûrement que toute hypothétique bénédiction divine. Et ces développements comme ces affrontements ne se sont soucié de la géographie que lorsque celle-ci facilitait ou compliquait la circulation ou la défense.
La Mésopotamie est, dit-on, le berceau de la civilisation occidentale – même si l’hypothèse d’une genèse commune avec l’Inde prévaut de plus en plus dans les milieux scientifiques concernés. Dès l’Antiquité, les contacts entre ce bout d’Asie et l’Europe sont constants, riches et conflictuels à la fois. D’Alexandre le Grand à la guerre d’Irak de Bush, le jeu de force semble s’être progressivement développé au profit de l’Occident – mais il faut garder en mémoire la longue domination arabe sur l’Espagne et l’extrême puissance de l’empire Ottoman et son emprise sur cette région contiguë, au Nord de l’Europe, entre les deux continents.
Deux pays aujourd’hui « incarnent » cette dualité continentale, qui tous deux jouent un rôle singulier dans l’énorme crise que traverse le monde en cette région : la Russie et Israël. Une représentation au niveau macro, une au niveau micro ; la Russie est à cheval sur les deux continents, et Israël, géographiquement « asiatique », est démographiquement et culturellement mélangé. Le tout sur un espace géographique que l’Europe d’abord, puis l’Occident a façonné au cours des siècles en fonction de ses seuls intérêts économiques et stratégiques, dans le plus profond mépris des réalités locales, qu’elles soient ethniques, religieuses ou culturelles. Des frontières ont été tracées, des États ont été créés, soutenus par les Occidents ou les Soviétiques du temps de la guerre froide. Depuis 1989, on sait ce qu’il est advenu de cette région, jusqu’à la dislocation, le chaos et l’arrivée de Daesh.
L’imbroglio qui prévaut semble inextricable et l’hypocrisie la vraie déesse de cette guerre en croissance constante : la Turquie d’Erdogan profite de la situation pour s’attaquer aux Kurdes et mettre en place un régime présidentiel qui ressemble de plus en plus à une dictature ; l’Iran entend retrouver sa place dans l’échiquier international et contrer l’Arabie Saoudite, autre dictature infréquentable et pourtant si intensément fréquentée par nos gouvernements et nos entreprises, la Russie de Poutine soutient la dictature syrienne et l’aide à exterminer l’opposition démocratique en feignant d’attaquer Daesh (dont l’essor a été encouragé par Assad, conscient que la division est la clé du pouvoir) et en profite pour se débarrasser d’irréductibles Tchétchènes, l’Amérique semble ne plus savoir ce qu’elle veut ni surtout ce qu’elle peut… Les réfugiés, fuyant ce chaos, affluent massivement dans les pays voisins (Jordanie, Liban) qu’ils fragilisent, et minoritairement chez nous, créant pourtant un climat de panique entretenu par des partis racistes, populistes voire fascisants ; la peur du terrorisme est attisée, et sans doute est-elle en partie justifiée.
Et pendant ce temps-là, le « problème » palestinien reste le bourbier sanglant que l’on connaît depuis si longtemps.
Le microscope israélien
Israël, bout d’Europe en Asie, racine asiatique de l’Europe ? Peu importe ; Israël, miroir de nos erreurs, de nos fantômes, laboratoire de notre futur… La détérioration de la situation sécuritaire en Israël est sans doute le miroir de ce qui nous attend si nous ne trouvons pas une solution profonde et durable à la crise générale du Moyen-Orient. D’abord pour cette nécessité : cette détérioration est la démonstration par l’absurde que la politique aveugle menée par le gouvernement israélien depuis des années ne peut conduire qu’à une impasse, une impasse violente, sanglante, néfaste à tous, y compris aux Israéliens.
Les attaques à l’arme blanche sont aussi la démonstration qu’il est impossible de lutter efficacement contre le terrorisme dans ses manifestations ; celui-ci sera toujours plus imaginatif que nos services de sécurité, et il est physiquement et économiquement impossible de placer un agent de police derrière ou devant chaque citoyen – que ce soit pour protéger les innocents ou surveiller les suspects. Avec les armes blanches, il n’est même plus possible de repérer les personnes qui seraient en train de fabriquer des explosifs : une cuisine devient un arsenal effroyable.
Dans un des ses romans, Yasmina Khadra imagine une autre forme de terrorisme : la contamination virale. Que peut-on imaginer pour contrer des couteaux à steak et des virus ? Rien. Ou du moins, rien dans la logique sécuritaire qui prévaut et dont Israël démontre chaque jour l’inanité.
Pourtant, ce qui se passe aujourd’hui en Israël se produira demain chez nous, si rien ne change. Imaginez la panique et la récupération fascisante, le jour où des attaques à l’arme blanche auront lieu dans nos villes… Ce n’est pas un roman, ce n’est pas de la « fiction » ; cela arrivera, si nous ne changeons rien, et bien plus tôt qu’on ne le pense.
Un dernier sursaut d’utopie ?
Il faudrait donc, et de toute urgence, changer de paradigme et s’attaquer aux racines du (des) mal (maux). Cela doit passer par des changements radicaux et douloureux – et sans doute utopiques, mais il y a des utopies qui se réalisent, ne serait-ce que partiellement – : offrir à toutes les minorités et tous les peuples de cette région le droit à une existence autonome et libre, des Kurdes aux Palestiniens, en passant par toutes les minorités religieuses disséminées ; faire enfin passer les intérêts humanitaires et de paix à long terme avant les intérêts économiques particuliers ; intégrer toutes les parties impliquées dans des négociations internationales, ce qui veut dire, bien sûr, tenir compte des Russes, des Iraniens, mais aussi inclure dans la discussion des dictateurs et des chefs d’Etat « infréquentables », en leur disant clairement que leur participation ne représente pas une garantie pour leur maintien au pouvoir, mais sans affirmer non plus que, quoi qu’il arrive, c’est la corde qui les attend au bout du processus. Ce n’est pas glorieux, sans doute, d’accepter de discuter avec de tels individus ; mais que peut-on pointer de glorieux dans cette trop longue histoire semée de morts et de drames ? Glorieux, serrer la main et accueillir comme nous le faisons Erdogan ou les princes saoudiens ? Glorieux, vendre aux Égyptiens les bateaux de guerre refusés aux Russes ? Glorieux, refuser une condamnation claire de la politique israélienne ? Glorieux, mentir sur l’existence d’armes de destruction massive pour justifier la destruction de l’Irak ?
La gloire est un leurre aux cieux étoilés des généraux. Gloria in excelsis Deo ; pour ce qui est de la terre et de ses habitants, la paix – une paix juste, garantissant la liberté et l’égalité – vaut mieux que toutes les gloires, et rien ne serait plus justement glorieux que d’en faire la priorité absolue de toutes nos actions et de tous nos choix, collectifs ou singuliers.