Le Dr Antonio de Oliveira Salazar, né en 1889, était le 4ème enfant d’une modeste famille rurale, conservatrice et catholique. Après de brillantes études, il devint professeur d’Economie politique et de Finances publiques de la prestigieuse Université de Coimbra. Appelé au ministère des Finances en 1928, il occupera ce poste pendant 40 ans et deviendra en outre, à partir de 1932, Président du Conseil (Premier Ministre) du Portugal, poste qu’il occupera sans discontinuer jusqu’en 1968.
Le régime de l’Estado Novo, mis en place par le Dr Salazar, s’inspirait fortement des idées contre-révolutionnaires qui, bien avant le régime de Vichy (et bien après, ce qui lui donne ses lettres de noblesse), tournait autour de la pentalogie suivante :
DIEU – PATRIE – AUTORITE – FAMILLE – TRAVAIL
Bien que ne constituant pas un ensemble rigoureux et original, les cinq termes de cette pentalogie prirent une signification particulière dans la conduite des affaires du Portugal pendant plus de quarante ans.
A. DIEU
Il s’agit bien évidemment – et exclusivement – du « Dieu » des catholiques. Dans l’esprit de Salazar, la référence à Dieu évoque le modèle théocratique, régime où l’autorité, censée émaner directement de la divinité, est exercée par un souverain considéré comme le représentant de Dieu sur terre, voire comme un Dieu incarné. Salazar ne souhaite cependant pas la restauration de la monarchie : convaincu d’être aidé par la Providence, formé dans sa jeunesse au séminaire, militant au centre académique de démocratie chrétienne de Coimbra puis membre éminent du Centre Catholique portugais avant son arrivée au pouvoir, d’aucuns ont estimé qu’il prenait davantage les traits du « Dalaï Lama tibétain » plutôt que d’Hitler ou Mussolini dont il était le contemporain (sur cette thèse, v. Tom Gallagher, in « Portugal, a Twentieth-Century Interpretation », Manchester, 1983).
Cette référence à Dieu ne signifie cependant pas que Salazar souhaite édifier au Portugal une véritable théocratie ou une forme de national-catholicisme comparable à celui qu’établira plus tard Franco en Espagne. Sans remettre en cause la sincérité et la profondeur des sentiments chrétiens de Salazar, ce qu’il entend avant tout, c’est s’appuyer sur les catholiques du Portugal pour gouverner. Aussi, s’il confère à l’Eglise un rôle important dans le fonctionnement de la société portugaise, Salazar restera néanmoins favorable à une stricte séparation des pouvoirs spirituel et temporel. Il le rappelle sans ambiguïté dans plusieurs discours, notamment dans son discours d’investiture de 1932 : « J’ai observé combien sont nuisibles au développement et à la pureté de la vie religieuse l’intromission de la politique dans la religion, la confusion des intérêts spirituels avec les intérêts matériels des peuples » et « L’Etat s’abstiendra de faire de la politique avec l’Eglise, dans l’assurance que l’Eglise s’abstient de faire de la politique avec l’Etat ».
B. PATRIE
Farouche adversaire des principes hérités de la Révolution française, Salazar emprunte pourtant à celle-ci l’idée que la souveraineté réside dans la nation et non dans le peuple. Emprunt habile qui lui permettra de maintenir le peuple à l’écart du pouvoir. Dès le mois d’octobre 1929, le « dictateur des finances », comme on l’appelait, lance son fameux slogan mobilisateur « Tour pour la nation, rien contre la nation ». Mais, dès le 28 mai 1930, il revient partiellement sur ce principe en annonçant son intention de « faire rentrer la nation, toute la nation, dans l’Etat, au moyen du nouveau statut constitutionnel ». Salazar avait voulu sur ce point se distinguer de Mussolini (« Tout pour l’Etat, rien contre l’Etat ») en se déclarant hostile à l’omnipotence de l’Etat. Il contourne l’obstacle en faisant rentrer la nation dans l’Etat, qui se confond donc, in fine, avec ce dernier.
C. AUTORITE
Le nationalisme autoritaire est à la base du salazarisme. « Prudent et conciliateur », ce nationalisme ne se veut ni conquérant, ni agressif sur la scène internationale. Mais en politique intérieure, il permet à Salazar de s’ériger en seul interprète de l’intérêt national et de combattre ceux qui risquent de menacer l’unité de la nation, opposants et partis politiques, parlementarisme libéral notamment (« Les ennemis de l’Etat Nouveau sont les ennemis de la nation »). Pour Salazar, il s’agit de surmonter ce qu’il analyse comme une crise de l’individualisme libéral, en procédant au rassemblement de la nation. L’autorité est, de ce point de vue, un instrument indispensable, comme il le rappelait, notamment, dans son discours prononcé à Braga le 28 mai 1936, à l’occasion du dixième anniversaire du coup d’Etat du général Gomes da Costa :
« Nous ne discutons pas l’autorité. Elle est un fait et une nécessité : elle ne disparaît que pour se reconstituer, on ne la combat que pour la livrer en d’autres mains. Elle est un droit et un devoir, devoir qui se renie lui-même s’il ne s’exerce pas ; droit qui a sa meilleure assise dans le bien de tous. Et elle est aussi un don magnifique de la Providence, car sans elle ni la vie sociale ni la cilvilisation humaine ne seraient possibles (…) ».
D. FAMILLE
La mise en exergue de la famille traduit le penchant passéiste et rural d’un Salazar désireux de « faire vivre le Portugal habituellement » et ennemi de la modernité. Elle témoigne également de l’influence des idées de Maurras et de la pensée contre-révolutionnaire fondée sur les valeurs d’autorité et de hiérarchie. La famille est la « cellule sociale irréductible, noyau originaire de la paroisse, de la commune et, partant, de la nation » qui, souligne Salazar, « est, par nature, le premier des éléments organiques de l’Etat constitutionnel ». Ainsi, une saine organisation de la société portugaise, basée sur la famille et la hiérarchie harmonieuse des corps intermédiaires (religieux, universitaires et professionnels avec les corporations) doit permettre d’assurer l’ordre social.
E. TRAVAIL
L’organisation du travail repose sur un régime de corporations. Les grèves, ferments de la division nationale, sont bannies des corporations à l’intérieur desquelles se règlent normalement les conflits sociaux. L’organisation corporative a pour base les organismes primaires : les « Maisons du Peuple » (Casas do povo) et les « Maisons des pêcheurs » (instituées en 1937), enfin les organismes patronaux et de propriétaires, les grémios. En attendant la mise en place des corporations (qui n’aura lieu qu’au milieu des années cinquante), les syndicats nationaux d’ouvriers et d’employés sont maintenus, mais sévèrement contrôlés et privés de toute initiative par l’Institut National du travail et de la prévoyance (INTP). Les statuts et leurs dirigeants doivent être approuvés par l’Etat, qui se réserve le droit de procéder à la dissolution de ces syndicats en cas de manquement aux principes du Statut du travail national et qui interdit par ailleurs tout syndicalisme privé. Toute grève est évidemment interdite et considérée comme un délit.
Au sommet de l’édifice corporatif, le sous-secrétaire d’Etat aux Corporations et à la Prévoyance, chargé d’en déterminer et d’en promouvoir la construction, est rattaché directement à la présidence du Conseil (Salazar) et exerce la tutelle sur l’Institut National du Travail et de la Prévoyance. Le Conseil corporatif, créé en 1934, a pour mission de fixer les grandes orientations de la politique corporative et d’unifier l’action des services publics dans ce domaine.
Les « grémios », associations qui regroupent les patrons et visent à organiser les propriétaires, ont un rôle très important (en l’absence de corporations, non encore créées) : ils doivent à la fois défendre les intérêts professionnels et orienter la production en fonction de la « discipline de la concurrence » et des « intérêts de l’économie nationale » décidés par l’Etat. Les grémios sont contrôlés par des organismes considérés comme « pré-corporatistes », les « organismes de coordination économiques », qui traduisent la stratégie d’intervention de l’Etat, notamment pour les secteurs orientés vers l’exportation et pour le secteur agricole.
(Source : "Salazarisme et fascisme", par. Y. Léonard (préface de Mario Soares), Paris, 1996).