Extrait de la dernière partie de la postface à La culture du narcissisme de Christopher Lasch.
Les notes sont de moi.
Notre foi profonde et erronée dans la technologie ne décrit pas complètement la culture moderne. Reste encore à expliquer comment un respect exagéré pour la technologie peut coexister avec le renouveau d'anciennes superstitions, avec la croyance en la réincarnation, avec une fascination croissante pour l'occulte, et avec les formes étranges de spiritualité associées au mouvement New Age.
Notre monde se définit tout autant par une profonde révolte contre la raison que par notre foi en la science et en la technologie. Des mythes et des superstitions archaïques ont réapparu au sein même des nations les plus modernes, les plus éclairées scientifiquement et les plus progressistes du monde. La coexistence d'une technologie de pointe et d'une spiritualité primitive suggère que toutes deux sont enracinées dans des conditions sociales telles que les gens ont de plus en plus de mal à accepter la réalité du chagrin, de la perte, du vieillissement et de la mort - en bref, à accepter qu'ils vivent avec des limitations. Les angoisses spécifiques au monde moderne semblent avoir accentué les anciens mécanismes de négation de ces limitations.
Le spiritualisme New Age, tout comme l'utopie technologique, sont enracinées dans le narcissisme primaire.* Si le fantasme technologique cherche à restaurer l'illusion infantile de l'autonomie, le mouvement New Age cherche à restaurer l'illusion de la symbiose, le sentiment de ne faire qu'un avec le monde. Au lieu de rêver d'imposer la volonté humaine au monde indocile de la matière, le mouvement New Age, qui fait revivre des thèmes issus du gnosticisme ancien, nie tout simplement la réalité du monde matériel. En traitant la matière essentiellement comme une illusion, il écarte tout obstacle qui pourrait empêcher la recréation d'un sens primaire du tout et de l'équilibre - le retour au Nirvana.
Le dualisme religieux institutionnalise ces défenses primitives et régressives** en séparant rigoureusement les images nourrissantes et miséricordieuses des images de création, de jugement et de châtiment. La version particulière du dualisme connue sous le nom de gnosticisme, dont l'essor, dans le monde hellénistique, date des IIe, IIIe et IVe siècles après Jésus-Christ, a conduit cette négation à ses conclusions les plus radicales. Elle a condamné le monde matériel dans son ensemble comme étant la création de puissances ténébreuses et diaboliques. Le gnosticisme a donné une forme mythologique - souvent touchante et expressive - aux fantasmes qui permettent de maintenir l'illusion archaïque de ne faire qu'un avec le monde qui répond totalement aux souhaits et aux désirs spécifiques des hommes. En niant qu'un créateur bienveillant ait pu construire un monde qui contient à la fois la souffrance et la gratification, le gnosticisme a perpétué l'espoir d'un retour à une condition spirituelle dans laquelle ces expériences seraient inconnues. Le savoir secret tant prisé par les gnostiques, auxquels seules quelques âmes privilégiées étaient initiées, était précisément l'illusion originelle de l'omnipotence ; le souvenir de nos origines divines, antérieures à notre emprisonnement dans la chair.
En interprétant la résurrection du Christ comme un événement symbolique, les gnostiques écartaient le paradoxe chrétien d'un Dieu souffrant. Incapables de concevoir l'idée de l'union de l'esprit et de la matière, ils niaient que Jésus ait été un être humain, préférant le décrire sous la forme d'un esprit qui s'était présenté comme une illusion d'être humain aux yeux des hommes. Leur mythologie grandiose, selon l'expression d'Hans Jonas dans son étude historique La religion gnostique, était supposée donner une explication définitive de la création : explication selon laquelle L'existence humaine n'est que le stigmate d'une défaite divine. La création matérielle, y compris la vie charnelle des êtres humains, représentait le triomphe de divinités inférieures et diaboliques ; le salut reposait dans l'évasion de l'esprit hors du corps, en souvenir de son origine céleste - et pas (selon la croyance chrétienne) dans la réconciliation avec un monde de justice et de beauté contenant néanmoins le mal.
Le mouvement New Age a fait revivre la théologie gnostique sous une forme fortement adultérée par d'autres influences auxquelles se sont mêlées des images provenant de la science-fiction - soucoupes volantes, interventions extraterrestres dans l'histoire humaine, évasion de la terre vers un nouveau lieu situé dans l'espace. Ce qui était souvent figuré et métaphorique dans le gnosticisme devient littéral chez es auteurs New Age. Alors que les gnostiques du IIe siècle imaginaient le Sauveur comme un esprit résidant mystérieusement dans une série de corps humains, leurs descendants du XXe siècle le conçoivent comme un visiteur venu d'un autre système solaire. Là où les premiers gnostiques cherchaient à retrouver le souvenir de la patrie originelle de l'homme sans toutefois lui assigner une localisation précise, les enthousiastes New Age ont une conception littérale du paradis : Sirius paraît être le site favori en ce moment. Ils sont persuadés en outre que des visiteurs venus de l'espace ont construit Stonehenge, les pyramides et les civilisations perdues de Lemuria et d'Atlantis.
Le mouvement New Age est au gnosticisme ce que le fondamentalisme est au christianisme : une retranscription littérale d'idées dont la valeur originelle se trouvait dans leur compréhension imaginative de la vie humaine et de l'expérience de la vie religieuse.
La spiritualité New Age peut prendre d'étranges formes, mais elle est une caractéristique éminente de notre paysage culturel, tout comme le fondamentalisme, lequel n'a cessé de progresser ces dernières années. La croissance de ces deux mouvements a mis sens dessus dessous les hypothèses antérieures concernant la sécularisation progressive de la vie moderne. La science n'a pas écarté la religion comme beaucoup ont pu le croire. Toutes les deux semblent prospérer côte à côte, souvent sous des formes grotesquement exagérées.
Plus que tout, c'est la coexistence de l'hyper-rationalité avec une vaste révolte contre la rationalité qui justifie que l'on caractérise notre mode de vie en ce XXe siècle comme une culture du narcissisme. Ces sensibilités contradictoires ont une origine commune. Toutes les deux naissent du sentiment de perte et d'exil ressenti par tant d'hommes et de femmes aujourd'hui, de leur plus grande vulnérabilité face à la douleur et à la privation, et de la contradiction entre la promesse qu'ils ont droit à tout et la réalité de leurs limitations.
Les meilleures défenses contre les terreurs de l'existence sont les conforts simples de l'amour, du travail et de la vie familiale qui nous relient à un monde indépendant de nos désirs et répondant pourtant à nos besoins. L'amour et le travail permettent à chacun de nous d'explorer un petit coin du monde et de finir par l'accepter selon ses propres termes. Mais notre société tend à dévaluer les petits conforts, soit à en attendre trop. Nos critères d'un travail créatif et rempli de sens sont trop élevés pour survivre à la déception. Notre idéal de l' amour véritable pèse trop sur nos relations personnelles. Nous demandons trop à la vie, pas assez à nous-mêmes.
Le fait que nous dépendions de plus en plus de technologies que personne ne paraît capable de comprendre ou de contrôler a créé le sentiment que nous sommes des victimes impuissantes. Nous avons de plus en plus de mal à ressentir la continuité, la permanence du monde qui nous entoure, ou à nous sentir liés à lui. Les relations avec autrui sont particulièrement fragiles ; les produits manufacturés sont faits pour être utilisés et jetés ; la réalité est perçue comme un environnement instable d'images tremblotantes. Tout conspire à encourager des attitudes de fuite devant les problèmes psychologiques de la dépendance, de la séparation et de l'individualisme, et à décourager le réalisme moral qui permet aux humains d'accepter les contraintes existentielles qui limitent leur pouvoir et leur liberté.
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L'une des deux acceptions du narcissisme pour la théorie psychanalytique. Elle est relative à l'état d'esprit antérieur à toute conscience d'objets distincts du soi chez le sujet, antérieur à l'acceptation du principe de réalité, et désigne l'incapacité à se différencier de son environnement, à poser des limites au soi qui permettent d'en distinguer les éléments tiers qui constituent le réel. L'enfant se prend à la fois pour la source de ses désirs et de ses satisfactions, etc. Chez l'adulte, il correspond à ce que Freud appelait la "pulsion de mort" ou le "principe du Nirvana" : quelque chose en nous, suite au trauma de la naissance, désire la fin du désir, l'abolition des tensions et des conflits, un état de paix absolu et un sentiment de fusion océanique avec l'étant : la mort confondue avec une paix éternelle atteinte par dissolution du soi, lui-même né dans l'enfance de l'acceptation du principe de réalité. C. Lasch écrit : Étant donné que le narcissique ne reconnaît pas l'existence séparée du moi, il ne craint pas la mort. Narcisse se noie dans sa propre image sans jamais comprendre que ce n’est qu’une image reflétée. Le sens de l’histoire n’est pas que Narcisse tombe amoureux de lui-même, puisqu’il ne parvient pas à reconnaître sa propre image reflétée, puisqu’il ne conçoit pas qu’il existe une différence entre lui-même et son environnement.
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C. Lasch a développé ce point dans la partie que je ne retranscris pas. Sommairement, quand l'enfant prend conscience que ses parents sont à la fois source de récompense et de punition, de gratification et de privation, etc., il nie un temps cette réalité en faisant cohabiter dans ses fantasmes deux images du père et de la mère, l'une positive et l'autre négative. Ce n'est que plus tard qu'il surmonte ce blocage et accepte le principe d'ambivalence du réel.