(Je suis l'auteur de ce petit texte, ne le supprimez pas pour absence de source).
Comment le nom donné par les Romains à leur constitution a-t-il été assimilé et compris par la pensée politique française, jusqu’à désigner la plupart de nos régimes politiques ? Nous allons nous intéresser au voyage du terme même de « république » dans la pensée politique française de son apparition (tournant humaniste du XVIème siècle) à la Révolution française qui en fera triompher le nom, et à ses rapports à la tradition antique.
L’introduction de ce mot latin et savant en langue vulgaire – contrairement au « commonwealth » britannique, le terme ne sera jamais traduit en français - semble être l’œuvre du juriste et philosophe Jean Bodin (1529-1596) via son livre De la République publié en 1576 (traduit en latin par l’auteur douze ans plus tard). C’est du moins ce qu’a retenu la tradition historique. Il s’y inspire ouvertement des classiques antiques : la République de Platon et la Politique d’Aristote, entendant fonder sa méthode sur les exemples et l’héritage historiques : « la philosophie mourrait d’inanition si elle ne vivifiait ses préceptes par l’histoire » (rapporté sans référence par Michelet). Bien que l’œuvre soit de circonstances (il cherche à fonder rationnellement la légitimité du roi catholique sacré dont l’autorité absolue est contestée par les protestants au cours des guerres de religion) elle est suffisamment philosophique et spéculative pour fonder toute la réflexion française sur l’État, le droit et la souveraineté – notion dont Bodin semble être le premier à prendre un grand soin de définition. C’est en réalité des différentes constitutions et de la nature de l’État qu’entend parler l’auteur via la notion de république qu’il définit de la façon suivante : « République est un droit gouvernement de plusieurs ménages et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine » dans le célèbre incipit de son premier livre. En premier lieu est rappelée l’origine de chaque État comme fédération de plusieurs familles, sur le modèle du premier livre de la Politique aristotélicienne. Ainsi, le ménage est dit plus tard « vraie source et origine de toute république, et membre principal d’icelle ». Quand il cherche à définir l’exercice de la souveraineté, Bodin revient de même à l’exemple du « droit gouvernement de la famille et de la puissance que le chef de famille a sur les siens et de l’obéissance qui lui est due », et encore « la famille bien conduite est la vraie image de la République, et la puissance domestique est semblable à la puissance souveraine ». En plus de la famille et de la souveraineté, nouveau nom donné à l’imperium du droit romain (puissance suprême dans son espace d’exécution, publique, perpétuelle et inaliénable, déléguée à des agents humains par le souverain abstrait – la Cité divinisée s’exprimant par l’intermédiaire du Sénat et du Peuple Romains dans l’antiquité, Dieu et son ordre naturel-rationnel dans la pensée moderne), un troisième élément fait de la République ce qu’elle est : l’existence de « quelque chose de commun et de public : comme le domaine public, le trésor public, le pourprins de la cité, les rues, les murailles, les temples, les marchés, les usages, les lois, les coutumes, la justice, les peines et autres choses semblables. » Il n’est pas encore question d’opposer dans la pensée française, sur le modèle formel et chronologique donné par l’histoire romaine, la république à la monarchie. La République est comme nous le voyons une constitution légitime et pensée comme telle, dans le but d’être juste. C’est un gouvernement organisé autour des principes rationnels tirés des enseignements de la nature, de l’histoire, de la philosophie et des sciences morales. Ce sens dominera jusqu’au XIXème siècle, apparaissant en bonne place dans les différents dictionnaires français et étant employé ainsi par la plupart des théoriciens de l’État et du contrat social. Selon cette acception une république peut parfaitement être monarchique, c’est d’ailleurs comme nous l’avons signalé à la monarchie française que songe Bodin en écrivant en langue vulgaire les six livres de sa République, avant que la traduction de son texte en latin ne lui donne une portée européenne. Il distingue en effet, selon les modèles classiques dont il s’inspire, trois types de souverainetés et donc de républiques : monarchique, aristocratique et démocratique. Dans tous les cas, le prince, l’assemblée ou l’ensemble du peuple ne fait qu’exercer et incarner un pouvoir qui ne se confond ni ne meurt avec lui (l’ancien régime traduira cela par la célèbre proclamation « le roi est mort, vive le roi ! » à partir de la même époque. La formule est attestée pour la première fois au début du XVème siècle.)
On trouve pourtant, avant cette œuvre de Jean Bodin, un texte célèbre nous apprenant que ces conceptions sont dans l’air du temps et sont avant tout liées à la redécouverte des grands essais théoriques gréco-latins sur la Cité idéale et aux débats humanistes qui l’accompagnent. Contrairement à ce que retient la tradition historiographique que nous avons évoquée plus tôt, Bodin n’est pas l’introducteur du terme de république dans la littérature française. Nous pouvons en trouver par exemple une occurrence dans le Discours sur la servitude volontaire (1549) de la Boétie. Ce passage, très allusif, a retenu notre attention et éclaire les vues que Bodin développe amplement vingt ans plus tard, tout en exprimant une critique implicite de la forme monarchique de la république qui reste exceptionnelle pour l’ensemble de l’époque pré-révolutionnaire : « si les autres façons de république sont meilleures que la monarchie, encore voudrais-je savoir, avant de mettre en doute quel rang la monarchie doit avoir entre les républiques, si elle doit y en avoir aucun ; pour ce qu’il est malaisé de croire qu’il y ait rien de public en ce gouvernement où tout est à un. » C’est Bodin qui débattra plus tard de cette question avec brio, en réhabilitant la monarchie en tant que république par une ferme distinction de celle-ci et de la tyrannie, qui devient pour la philosophie politique le régime que décrivait en réalité la Boétie.
Le duc de Sully (1559-1641), dans ses Œconomies royales, n’emploie qu’une fois le terme de république, mais il le fait au sens de Bodin, pour désigner l’État, la couronne : même si le mot demeure rare et peu employé, il a acquis cette portée générale. Page 397 du premier volume de son œuvre : « Les principaux se promettaient les premiers états & dignités de la République, au moyen des confiscations qui proviendraient du massacre des premiers officiers du Roi. »
Son sens va pourtant changer, ou plus exactement se dédoubler, au cours du XVIIème siècle pour prendre la connotation antimonarchique que nous lui connaissons. Tout d’abord mentionnons les occurrences de son emploi suivant le sens que lui a donné Bodin : d’après Lucien Bély dans son Dictionnaire de l’ancien Régime (PUF 2003), le terme de république est employé pour désigner indistinctement le peuple ou le gouvernement des Amérindiens Hurons, avec lesquels la France entre en contact à partir du début du siècle (nous n’en retrouvons pas la source). Jean de la Fontaine, dans ses Fables (publiées à partir de 1688), emploie au moins deux fois le mot de république au sens indistinct et abstrait d’État, de constitution, d’ordre des choses : « Allons, vieillard, et sans réplique / il n’importe à la république / que tu fasses ton testament » (La Mort et le Mourant) ; « Car si le Soleil se pique / il le leur fera sentir / la république aquatique / pourrait bien s’en repentir » (Le Soleil et les Grenouilles). Bossuet n’emploie le terme qu’en son sens strictement historique, pour désigner le seul régime romain s’étant donné ce nom. Pourtant, il est loin d’en condamner l’antimonarchisme dans son Discours sur l’histoire universelle (1681), en en faisant plutôt un exemple ancien, édifiant pour le Dauphin, de constitution à admirer, ce qui peut être une trace de l’influence de la définition la plus générale que lui donnaient jusque-là les Français : Rome comme la France de Louis XIV sont des républiques, l’une aristocratique et l’autre monarchique, qu’il n’y a pas lieu d’opposer. Cela se confirme en ce qu’il prend acte que « les restes de la république périssent avec Brutus » pour, sous l’empire, appeler de nouveau le régime romain devenu monarchique république : « mais l’empire ne fut pas moins funeste à qu’à tout le reste de la république » et « à des temps si avantageux pour la république succédèrent ceux d’Adrien mêlés de bien et de mal ». Enfin, le premier Dictionnaire de l’Académie française (1694), donne cette deuxième définition au mot : « Il se prend quelquefois pour toute sorte d’État, de Gouvernement ». Quel sens est devenu plus courant que celui-ci ? « État gouverné par plusieurs ». La révolte hollandaise contre la couronne espagnole et la création des Provinces-Unies (1581), la grande rébellion britannique et le Commonwealth de Cromwell (1649-1659) sont passés par là. Le terme de « république », revendiqué dans la titulature de ces différents régimes avec lesquels doit composer la couronne de France commence à changer de sens et inquiéter les mentalités monarchiques. L’histoire fait écho à la révolte romaine qui fit succéder la « res publica » et le gouvernement collégial de Rome à la monarchie. Charles Ier a été décapité et ce régicide public a un écho retentissant dans toutes les cours d’Europe. Les Français ne sont plus face à des États revendiquant un gouvernement aristocratique ou démocratique sous le nom de « république » depuis des temps immémoriaux comme les cités italiennes ou la Confédération Helvétique, ce qui ne heurtait pas leurs conceptions de philosophie politique héritées du siècle humaniste, mais face à des révolutions, à la destruction de régimes monarchiques pour en instituer de nouveaux républicains par la violence. Les monarchies catholiques se raidissent, commencent à craindre les conspirations et les révoltes, et en France le souvenir de la Fronde et de ses libelles dirigés contre le centralisme absolutiste vient se superposer à ce bouleversement continental. Le même article de dictionnaire ajoute : « Républicain, s.m. Qui vit dans une république ; il signifie aussi, celui qui aime le gouvernement des Républiques. Il se prend quelquefois en mauvaise part & signifie : mutin, séditieux, qui a des sentiments opposés à l’État monarchique dans lequel il vit. » Le glissement de sens, le retour à une conception antique et romaine du caractère antimonarchique de la république, qu’elle soit aristocratique ou démocratique, devient donc officiel. Détaché de la « bonne constitution » fondée par Dieu, la nature et la raison, ce qui est républicain s’associe dorénavant à la contestation de celle-ci, à la rupture de l’unité de la société, voire à l’exécution du souverain, crime qu’il est difficile de nommer et même de concevoir pour un homme d’ancien régime. Sont ainsi traités de « républicains », pêle-mêle, divers hérétiques (les protestants, les jansénistes, ceux qui prônent d’une manière générale le libre-examen), mais aussi les parlementaires auxquels le roi s’oppose. L’emploi polémique du terme va achever de créer en France une vision sombre de la république dans le langage politique qui sera reprise en termes positifs par les révolutionnaires un siècle plus tard. Mais avant cela reste à commenter l’activité des Lumières, qui vont travailler de différentes manières le concept de république demeuré abstrait en philosophie, chaque auteur l’employant avec une très grande souplesse.
Dans l’Esprit des Lois, Montesquieu définit dès le premier paragraphe du deuxième livre la république : « Il y a trois espèces de gouvernements ; le RÉPUBLICAIN, le MONARCHIQUE, & le DESPOTIQUE. Pour en découvrir la nature, il suffit de l'idée qu'en ont les hommes les moins instruits. Je suppose trois définitions, ou plutôt trois faits : l'un que le gouvernement républicain est celui où le peuple en corps, ou seulement une partie du peuple, a la souveraine puissance ; le monarchique, celui où un seul gouverne, mais par des lois fixes & établies : au lieu que, dans le despotique, un seul, sans loi & sans règle, entraîne tout par sa volonté & par ses caprices. » Son appel au sens commun montre que le sens restreint et romain (gouvernement collégial) du terme est devenu dominant en 1748, ce qui explique sans doute les nombreuses substitutions du nom de « république » pour désigner des « démocraties », et vice versa, qui vont marquer le siècle puis toute la pensée politique française contemporaine. Pourtant, il assimile plus loin la république à l’espace public, à l’État en général, écrivant au sujet des royaumes germaniques de l’époque mérovingienne : « on a vu que, chez les Germains, on n’allait point à l’assemblée avant la majorité ; on était partie de la famille, & non pas de la république » (livre XVIII, §27). D’une manière générale, Montesquieu emploie bien république selon le sens qu’il en donne initialement, puisant tous ses exemples dans les textes gréco-latins classiques. Il entend au final défendre la monarchie modérée, à l’anglaise, estimant que le temps des républiques est de toute façon révolu du fait de la grande dimension des nations européennes et de l’individualisme grandissant des populations. Il emprunte pourtant à la tradition italienne moderne du républicanisme des Cités-État l’idée d’attachement à la vertu civique et aux libertés publiques, venant tempérer le monarchisme d’origine germanique. Bien qu’il s’applique à traiter de la « chute » de Rome notamment dans son ouvrage consacré à sa décadence et à, tel Bossuet, faire des républiques antiques de simples exemples édifiants qui ne seraient pas à reproduire, il participe par là à l’idéalisation radicale des constitutions anciennes. Montesquieu est ainsi un grand admirateur de Lycurgue, fondateur d’une république vertueuse. Cette vision des choses imprégnera l’Encyclopédie puis la Révolution, Sparte commençant à détrôner Rome et Athènes dans l’imaginaire républicain.
L’abbé de Mably (1709-1785), lui-aussi, admire Sparte. Il en fait le modèle de la bonne république antique dans ses nombreux ouvrages d’histoire gréco-romaine. Nous retiendrons les Entretiens de Phocion parus en 1763 : « le premier magistrat et la première loi d’une république, ce doit être la tempérance, et le peuple le mieux gouverné après les spartiates, c’est celui qui approchera le plus de leur frugalité. »
Cependant la « lacédémonomanie » des Lumières trouve son plus grand défenseur chez Jean-Jacques Rousseau. Dès le Discours sur les sciences et les arts (1750) il désigne Sparte comme « une république de demi-dieux plutôt que d’hommes toute la Grèce était esclave, seule Sparte encore était libre », détournant le sens du mot « liberté » alors associé à la souveraineté qu’a une communauté politique sur elle-même pour lui donner une connotation morale : être libre c’est vivre bien, suivre la vertu. On observe pourtant encore une nette survivance de la conception générale de république héritée de Bodin dans le Contrat social (1762), d’autant plus étonnante qu’elle émane du citoyen d’une république au sens qu’est en train de prendre le nom en français (la Confédération Helvétique), ce qui montre que l’époque est encore à la transition et au glissement de sens : « J'appelle donc République tout État régi par des lois, sous quelque forme d'administration que ce puisse être. Tout gouvernement légitime est républicain. Pour être légitime, il ne faut pas que le gouvernement se confonde avec le Souverain, mais qu'il en soit le ministre : alors la monarchie elle-même est République. »
Voltaire, soutien déclaré du « despotisme éclairé », va donner de multiples sens au terme de république. Dans Le Siècle de Louis XIV publié en 1751, il décrit ainsi l’Europe des années 1660 : « il y avait déjà longtemps qu’on pouvait regarder l’Europe chrétienne, à la Russie près, comme une espèce de grande république partagée en plusieurs États, les uns monarchiques, les autres mixtes, ceux-ci aristocratiques, ceux-là populaires, mais tous correspondant les uns avec les autres, tous ayant un même fond de religion, quoique divisés en plusieurs sectes, tous ayant les mêmes principes de droit politique et de politique, inconnus dans les autres parties du monde. » On y retrouve l’énumération antique et reprise par Bodin des trois formes de républiques en tant que politeia, constitutions, ainsi qu’une définition très large et abstraite de celle-ci en ce qu’elle ne se superpose même plus à un État et une souveraineté particulière. Il emploie le même sens évanescent en parlant de la république des lettres : « je vois avec plaisir qu’il se forme dans l’Europe une république immense d’esprits cultivés cette grande société des esprits répandue partout et partout indépendante » (lettre de 1767), cependant la connotation libérale, l’indépendance et l’égale dignité de ses membres est soulignée. Dans l’article Démocratie de son Dictionnaire philosophique (1764), il emploie le nom de république pour désigner les régimes démocratiques dont il parle, semblant alors entendre le terme tel que le définissait Furetière dans son Dictionnaire universel (1690) : un gouvernement populaire. Cette attitude générale de Voltaire est liée à sa fascination pour Athènes, l’atmosphère de liberté, de commerce et de raffinement qui semble pour lui y régner, et surtout à son mépris des autres philosophes exaltant l’austérité et l’autoritarisme lacédémonien, qui pourrait tout aussi bien s’appliquer à Rome : « Qu’est-ce donc que Sparte ? Une armée toujours sous les armes si ce n’est plutôt un vaste cloître… » (contribution à De la félicité publique (1772) de son ami le marquis de Chastellux.)
Nous arrivons ainsi à la Révolution française. Nous nous contenterons une nouvelle fois de citations signifiantes pour illustrer la réception, enfin entière, de la notion de république, en ce que les Français en retrouvent alors tout le sens : dans un souci de distinction d’avec l’ancien régime à partir de l’échec de la monarchie constitutionnelle en 1792, la référence à l’antiquité devient systématique. Auparavant, « nous n'étions peut-être pas à Paris dix républicains », note Camille Desmoulins en avril 1793. Il ajoute : « des jeunes gens qui, nourris de la lecture de Cicéron dans les collèges, s’y étaient passionnés pour la liberté. On nous élevait dans les écoles de Rome et d’Athènes, et dans la fierté de la république, pour vivre dans l’abjection de la monarchie. Gouvernement insensé qui croyait que nous pouvions admirer le passé sans condamner le présent ! » Ce sont surtout les Montagnards, imprégnés de rousseauisme et d’idéologie qu’il convient maintenant d’appeler républicaine qui vont invoquer les mânes de ceux qu’ils estiment être leurs ancêtres spirituels. Dès le lendemain de la fuite de Varennes, Cambon déclare à l’assemblée nationale : « Il ne nous manque pour être Romains que la haine et l’expulsion des rois. Nous avons désormais la première, nous attendons de vous la seconde. » Lorsqu’il s’agit de décider du sort de Louis XVI, Saint-Just s’exclame devant la convention pour exhorter les modérés à repousser tout scrupule constitutionnel au sujet de l’élimination de la personne royale du jeu politique qu’il « n’y avait rien dans les lois de Numa pour juger Tarquin » le 13 novembre 1792. La république romaine elle-même était née d’une rupture avec l’ordre établi, dans la violence. Il poursuit : « mais hâtez- vous de juger le roi, car il n’est pas de citoyen qui n’ait sur lui le droit que Brutus avait sur César. » Dans une revue générale de l’histoire de la république romaine, il poursuit en évoquant cette fois le moment où c’est elle qui fut menacée : « Louis est un autre Catilina ; le meurtrier, comme le consul de Rome, jugerait qu’il a sauvé la patrie. » Fantastique résurrection du mos maiorum ! Le 31 mars 1794, Saint-Just reprend devant la convention que : « le monde est vide depuis les Romains ; mais leur mémoire le remplit et prophétise le nom de liberté », suivi par Robespierre proclamant le 7 mai que « Sparte brille comme un éclair dans des ténèbres immenses ». Quand il s’agit de dénoncer l’emprise croissante du même Robespierre sur la marche du gouvernement révolutionnaire, c’est encore la république romaine que l’on convoque pour en imiter les procédures. Ainsi, dans un projet d’article, Camille Desmoulins note que « La puissance d’un dictateur était bornée à six mois. Quiconque, après avoir rempli sa mission, aurait exercé un jour de plus cette autorité suprême aurait été accusé par tous les bons Jacobins de Rome. » La confusion temporelle devient flagrante sur la fin de la phrase. En matière militaire, la domination absolue du pouvoir politique sur l’armée révolutionnaire est ainsi justifiée par une déclaration du Comité de Salut Public : « dès qu’un général sort de ses instructions particulières et hasarde une partie qui lui semble avantageuse, il peut ruiner la chose publique même par un succès local. Souvenez-vous que les héros des Républiques antiques, les Scipion, les Paul-Émile, prenaient les ordres du Sénat et que Rome envoyait au supplice ceux de ses enfants, même victorieux, qui n’avaient pas attendu ses commandements pour triompher de ses ennemis. » En 1794, il proclame encore « Citoyens, l’inflexible autorité de Lycurgue devint à Sparte la base inébranlable de la République. » Même après les péripéties de la décennie révolutionnaire et l’arrivée au pouvoir de Napoléon Bonaparte, c’est toujours la nostalgie et l’idéalisation de la « République » romaine éternelle qui sont au pouvoir. Après avoir été consul d’un régime ressuscitant au passage le Sénat et le Tribunat, l’homme se targue d’être « l’empereur de la République française », dénomination à laquelle il ne renoncera jamais dans une répétition volontaire des compromis du principat instauré par Auguste. Pourtant, la décennie 1790 est aussi celle de la construction d’une nouvelle critique de l’idéologie républicaine telle qu’elle se manifeste après l’exécution du roi, appuyée non plus cette fois-ci sur les « funestes exemples » (cardinal de Richelieu) des révolutions hollandaises et britanniques mais sur la même antiquité gréco-romaine dont se réclament les Jacobins, Girondins et autres Montagnards. Par la suite, l’ « anticolâtrie » va se perdre et la référence deviendra pour les républicains de l’époque contemporaine la République française, révolutionnaire, elle-même, en grande partie dépouillée de ses oripeaux antiques pour n’en laisser paraître que les innovations. Nous citerons comme exemple et pour conclure le cas de Volney, révolutionnaire ambigu en ce qu’il souhaita purger la Révolution de ses références à l’antiquité tout en étant des plus radicaux. Il entend dénoncer en 1794 par ses Leçons sur l’histoire données à l’École Normale « une secte nouvelle ». Il développe : « a renversé l’édifice naissant de la raison, et nous a fourni un nouvel exemple de l’influence de l’histoire et de l’abus de ses comparaisons. Vous sentez que je veux parler de cette manie de citations et d’imitations grecques et romaines qui, dans ces derniers temps, nous ont comme frappés de vertige. n sorte que nous n’avons fait que changer d’idoles, et que substituer un culte nouveau au culte de nos aïeux. ne secte nouvelle a juré par Sparte, Athènes et Tite-Live. Ce qu’il y a de bizarre dans ce nouveau genre de religion, c’est que ses apôtres n’ont même pas eu une juste idée de la doctrine qu’ils prêchent et que les modèles qu’ils nous ont proposés sont diamétralement opposés à leur énoncé ou à leur intention ; ils nous ont vanté la liberté, l’esprit d’égalité de Rome et de la Grèce, et ils ont oublié qu’à Sparte une aristocratie de trente mille nobles tenait sous un joug affreux deux cent mille serfs ; que pour empêcher la trop grande population de ce genre de Nègres, les jeunes Lacédémoniens allaient de nuit à la chasse des Ilotes comme des bêtes fauves ; qu’à Athènes, ce sanctuaire de toute liberté, il y avait quatre têtes esclaves contre une tête libre; qu’il n’y avait pas une maison où le régime despotique de nos colons d’Amérique ne fût exercé par ces prétendus démocrates avec une cruauté digne de leurs tyrans, que sur environ quatre millions d’âmes qui durent peupler l’ancienne Grèce, plus de trois millions étaient esclaves ; que l’inégalité politique et civile des hommes était le dogme des peuples, des législateurs ; qu’il était consacré par Lycurgue, par Solon, professé par Aristote, par le divin Platon, par les généraux et ambassadeurs d’Athènes, de Sparte et de Rome, qui dans Polybe, dans Tite-Live, dans Thucydide. ls ont oublié que dans ces prétendus États d’égalité et de liberté tous les droits politiques étaient concentrés aux mains des habitants oisifs et factieux des métropoles, qui dans les alliés et associés ne voyaient que des tributaires. Oui, plus j’ai étudié l’Antiquité et ses gouvernements si vantés, plus j’ai conçu que uerres éternelles, égorgements de prisonniers, massacres de femmes et d’enfants, factions intérieures, tyrannie domestique, oppression étrangère — voilà le tableau de la Grèce et de l’Italie pendant cinq cents ans, tel que nous le tracent Thucydide, Polybe et Tite-Live. »