Pourquoi voter ?
Stephen J. Dubner et Steven D. Levitt, New York Times, 6 Nov. 2005 (traduit par moi)
Dans les départements d’économie de certaines universités, circule une blague célèbre. Deux économistes se rencontrent un dimanche au bureau de vote. « Que faites-vous là ? », demande l’un. « Ma femme m’a forcé », répond l’autre. Le premier économiste acquiesce : “Pareil pour moi”. Passé un moment de gêne, ce dernier arrête un plan: "si vous me promettez de ne jamais dire à personne que vous m'avez vu ici, je ne dirai jamais à personne que je vous ai vu." Là-dessus, ils se serrent la main et s’en vont voter…
Pourquoi un économiste est-il si embarrassé d’être vu au bureau de vote ? L'économie enseigne que voter est un acte coûteux – en termes de temps, d’effort, de productivité sacrifiés – qui ne rapporte pas grand-chose, si ce n’est peut-être la vague satisfaction d’avoir accompli son "devoir civique." Dans ces conditions, écrit l'économiste Patricia Funk dans un papier récent, "tout individu rationnel devrait s'abstenir de voter."
La probabilité que votre voix affecte réellement le résultat d'une élection est en effet très, très, très mince. Ce point a été bien documenté par les économistes Casey Mulligan et Charles Hunter, qui ont analysé plus de 56 000 élections au Congrès et aux assemblées d’Etat. Les médias ont beau se passionner pour les élections serrées, celles-ci sont excessivement rares. L’écart médian entre le vainqueur et son challenger lors des élections au Congrès ressort à 22 % ; il est de 25 % dans les élections d’Etat. Il est rarissime que le résultat se joue à une voix. Le cas s’est présenté à sept reprises en 40 000 élections aux assemblées d'Etat, et une fois seulement lors des 16 000 élections au Congrès – en 1910, à Buffalo. Cf. Annexe 1.
Mais il faut aussi prendre en compte le fait capital que plus une élection est serrée, et plus elle a tendance à se jouer devant les tribunaux – l’exemple le plus saisissant étant naturellement l’élection présidentielle en 2000. Il est vrai que le résultat de cette élection a tenu à une poignée de voix, mais il s'agit de celles des juges Kennedy, O'Connor, Rehnquist, Scalia et Thomas, qui ont fait penché la balance en faveur de G. Bush.
Et pourtant, les gens votent. Pourquoi ? Trois possibilités viennent à l'esprit:
1. Peut-être ne sommes-nous pas très intelligents, et croyons-nous, incorrectement, que notre voix peut décider du sort d’une élection.
2. Peut-être votons-nous comme nous jouons au loto. Après tout, nos chances de gagner au loto et de faire basculer une élection sont probablement assez proches. Financièrement, acheter un billet de loterie n'est pas un bon investissement. Mais c’est amusant et relativement bon marché: pour le prix d'un billet, vous achetez le droit d’imaginer tout ce que vous pourriez faire si vous gagniez le gros lot. De même, vous pouvez imaginer, en mettant un bulletin dans l'urne, que cela affectera la politique du pays.
3. Peut-être avons-nous été socialisés dans l'idée que voter est un devoir civique, que c'est une bonne chose pour la société si les gens votent, quand bien même chacun n’aurait rien à y gagner personnellement. Dès lors, nous nous sentirions coupables en n’allant pas voter.
Mais attendez une minute, dites-vous. Si chacun raisonnait comme les économistes, il n’y aurait plus d’élection du tout…
Nous sommes là en effet en terrain glissant. Un comportement individuel, apparemment anodin, peut, par effet d’agrégation, produire des effets désastreux. Pour donner un exemple comparable, imaginez que vous et votre fille de huit ans vous promeniez au jardin botanique et, qu’à un moment, elle cueille une jolie fleur. "Tu ne devrais pas faire ça," lui dites-vous.
- "Pourquoi pas?", demande-t-elle.
- "Et bien, parce que si chacun faisait comme toi, il n'y aurait plus de fleurs du tout."
- "Ouais, mais tout le monde ne cueille pas de fleurs," dit-elle avec un regard en coin. "Juste moi..."
Il fut un temps où, pour convaincre les électeurs d’aller voter, les grands partis recouraient à des incitations plus pragmatiques. Ils rétribuaient 5 à 10 $ le fait d’avoir bien voté. Parfois le paiement avait lieu en nature, sous la forme d’une dame-jeanne de whiskey, d’un baril de farine, voire, comme pour les élections de 1890 dans le New Hampshire, un cochon vivant !
Aujourd'hui comme alors, on se préoccupe du faible taux de participation – à peine plus d’un électeur sur deux a participé à la dernière élection présidentielle. Mais l'on devrait plutôt se demander pourquoi, sachant que leur voix a si peu d’importance, il se trouve encore tant de gens pour aller voter ?
La réponse se trouve peut-être en Suisse. C'est là que Patricia Funk a découvert une expérience naturelle merveilleuse qui nous permet de mieux comprendre le comportement des électeurs.
Les Suisses adorent voter - aux élections législatives, aux référendums, à tout propos… Mais la participation a, là-bas aussi, commencé à décliner. Aussi, une nouvelle formule a été récemment introduite: le vote par courrier. Alors qu’aux Etats-Unis, le citoyen doit faire la démarche de s’inscrire sur les listes électorales, ce n'est pas le cas en Suisse, où chacun reçoit automatiquement un bulletin de vote par courrier -- qu’il n’a plus alors qu’à compléter et retourner par la poste.
Pour le scientifique, ce nouveau système est une aubaine: comme il a été introduit dans les 26 cantons suisses à des moments différents, on peut procéder à une analyse sophistiquée de ses effets sur la participation.
Avec le nouveau système, l’électeur suisse n’a plus besoin de se rendre au bureau de vote par mauvais temps, et le coût du vote a significativement baissé. On pourrait donc s’attendre à ce que le taux de participation ait augmenté. Or ce n’est pas ce qui s'est produit.
En fait, le taux de participation a souvent diminué, particulièrement dans les cantons les moins peuplés et dans les villages les plus petits de chaque canton. Voilà qui devrait faire réfléchir les partisans du vote par Internet,censé devoir faciliter le vote et donc stimuler la participation. L'exemple suisse indique qu’il n’en va pas nécessairement ainsi.
Comment est-ce possible ? Pourquoi les gens voteraient-ils moins quand le coût du vote diminue ?
Pour le comprendre, il nous faut revenir aux incitations derrière le vote. Si un vote individuel est sans effet sur le sort d’une élection, pourquoi voter ? En Suisse, comme aux Etats-Unis, nous dit Funk, "il existe une norme sociale assez forte en vertu de laquelle un bon citoyen doit voter. Aussi longtemps qu’il doit pour cela se déplacer jusqu’au bureau de vote, il est incité à voter afin que chacun voit bien qu'il a voté. Entrent ici en jeu le souci de l'estime sociale, le désir de passer pour un bon citoyen, ou simplement d’éviter certaines sanctions informelles. Ces bénéfices de l'adhésion aux normes sociales sont particulièrement élevés dans les petites communautés -- où les gens se connaissent mieux et peuvent davantage s’adonner au commérage discriminatoire." Cf. Annexe 2
En d'autres termes, nous votons par intérêt personnel - une conclusion qui satisfera les économistes - mais pas nécessairement le même type d’intérêt que celui qui décide du choix d'un candidat plutôt qu’un autre… L'étude suisse suggère que, s’agissant du vote, les incitations sociales importent davantage que les incitations monétaires. Il se pourrait bien que le principal bénéfice attendu du vote tienne simplement au fait d’être vu au bureau de vote par vos amis et vos collègues. A moins, bien sûr, que vous soyez économiste...
La théorie de l’électeur rationnel d’Anthony Downs
Dans ce modèle, le gain net de la participation est égal à pB − C, où p représente la probabilité de faire basculer l’élection et B le bénéfice net qu’en retire l’individu (la différence entre la situation où son favori l’emporterait et celle où il perdrait). Comme p est proche de zéro, le bénéfice espéré du vote est également proche de zéro, et définitivement inférieur à C, le coût de la participation. D’où la prédiction: "un individu rationnel devrait s'abstenir de voter." Et pourtant les gens votent.
www.cafepedagogique.net/lemensuel/.../l ... 20vote.doc