L’Irak, nouvelle clé de voûte (friable)
de l’économie mondiale
... où il est question du chantage exercé sur Bagdad par Exxon (et accessoirement par Total), qui pourrait bien décider de l'avenir de l'Irak en tant qu'Etat.
L'Irak pourrait doubler sa production de pétrole d'ici à 2020, et devenir en 2030 le deuxième exportateur mondial de brut, affirme l'Agence internationale de l'énergie (AIE) dans un rapport publié au début du mois.
La production irakienne, en progression depuis 2005, pourrait atteindre selon l'AIE 6,1 millions de barils par jour (Mb/j) dès 2020 et 8,3 Mb/j en 2030, contre 2,8 Mb/j l'an dernier.
Toujours meurtri par un quart de siècle de guerres, d'embargo et de terrorisme, l'Irak serait donc voué à assumer le rôle décisif dans le système énergétique global de demain – au moment où les extractions iraniennes de brut sont au plus bas à cause des sanctions américaines et européennes, et où l'Arabie Saoudite prévient qu'elle aura bientôt des difficultés à maintenir son niveau d'exportation.
Ce statut crucial promis à l'Irak n'a rien d'une surprise. Dès 2007, deux ans après le retour à un calme relatif dans le pays, le directeur économique de l'AIE lançait une mise en garde au cours d'un entretien avec moi : à défaut d'une relance vigoureuse des extractions irakiennes, le marché pétrolier mondial irait dans "un mur".
Le mur est en train d'être évité, rassure désormais l'AIE :
la renaissance du pétrole irakien, associée d'une part, côté offre au développement rapide des pétroles de schiste aux Etats-Unis, et d'autre part, côté demande, au tassement de la croissance de la demande mondiale, devrait permettre d'assagir les cours du brut au cours des cinq prochaines années.
Jusqu'où la résurgence de la production pétrolière nord-américaine peut-elle se poursuivre ? Nous y reviendrons dans un tout prochain post.
Quant au tassement de la croissance de la consommation mondiale, remarquons pour l'heure qu'elle apparaît toute relative : la demande pourrait selon l'AIE atteindre 95,7 Mb/j dans cinq ans, contre 89,8 aujourd'hui. Certes, la crise économique des vieilles puissances industrielles est en passe d'entériner dans ces pays, et notamment en France, une baisse importante de la consommation de brut, sans précédent depuis le choc pétrolier de 1979. Cependant, l'inconnue majeure demeure l'évolution à venir de la demande des économies émergentes (Chine, Inde, Brésil, etc.), dont la forte progression n'a jusqu'ici guère été affectée par la crise. L'AIE annonce d'ailleurs l'imminence d'un tournant historique : dès 2015 et pour la première fois, la demande des pays riches de l'OCDE devrait être surpassée par celle du reste du monde. Notons au passage que malgré un ralentissement du rythme de croissance de son économie, la Chine a enregistré en septembre une nette progression de ses importations de brut.
Mais revenons à l'or noir de l'Irak, le paramètre clé de l'équation énergétique mondiale.
L'AIE souligne dans son rapport que pour réussir à doubler ses extractions d'ici à 2020, l'Irak devra, en premier lieu, être capable d'attirer beaucoup plus d'investissements qu'elle n'y parvient pour l'instant :
"C'est pendant la décennie en cours que les besoins en investissements annuels au plus haut, avec plus de 25 milliards de dollars par an en moyenne : un bond significatif depuis les 9 milliards de dollars d'investissement estimés dans le secteur énergétique irakien en 2011."
Deuxième condition nécessaire selon l'AIE : "La principale augmentation de production fournie par les gisements géants qui se concentrent dans le Sud du pays, à proximité de Bassorah." Des champs endommagés depuis 1980 par trois guerres et une décennie d'embargo.
Troisième et dernière condition nécessaire : la "résolution des différends relatifs à la gouvernance du secteur des hydrocarbures" au Kurdistan, dans le Nord du pays. Depuis la fin de la guerre, la question de cette gouvernance divise profondément le gouvernement central de Bagdad et l'autorité autonome du Kurdistan irakien.
Qu'il s'agisse de la première, de la deuxième ou de la troisième condition, les derniers développements en Irak confirment (pour dire vite) que rien de tout ça n'est gagné.
Exxon affirme être en train de mettre à exécution une menace qu'il laissait planer depuis plusieurs mois. Le géant pétrolier américain a annoncé le 18 octobre qu'il cherche à céder ses intérêts dans un colossal contrat de 100 milliards de dollars visant à remettre en état le champ endommagé de West Qurna, le principal champ pétrolier irakien, situé dans le Sud du pays, sans doute le deuxième plus important du monde. La principale compagnie pétrolière américaine bluffe-t-elle ?
Exxon a dans le même temps fait savoir qu'il démarrera des forages au Kurdistan avant la fin de l'année, forages prévus par des contrats passés avec l'autorité autonome kurde, mais que refuse de reconnaître le gouvernement central de Bagdad.
Le gambit auquel Exxon se prépare – le sacrifice du pétrole du Sud chiite pour celui du Nord kurde – a déjà été présenté sur ce blog en 2011. Plus précisément, il s'agit d'un chantage visant à forcer la main du gouvernement en place à Bagdad.
Les dirigeants kurdes d'Irak comptent sur le levier du pétrole pour asseoir l'autonomie, voire l'indépendance de fait de leur région. Le contrôle que les Kurdes exercent sur le Nord du pays depuis l'issue de la guerre du golfe, avant même la chute de Saddam Hussein, ne laissent aux compagnies pétrolières étrangères pas d'autre choix que de négocier directement avec eux.
Pour contrer les Kurdes et relancer une économie exsangue, le gouvernement central de Bagdad, essentiellement divisé entre influences chiite et sunnite, a d'autant plus besoin de voir repartir rapidement la production de West Qurna et des autres champs du Sud de l'Irak.
Mais la remise en état de la production du Sud du pays (où la population chiite est majoritaire) s'avère très coûteuse, et s'annonce peu profitable pour les pétroliers occidentaux qui s'en chargent. Bagdad a accepté de payer Exxon et son partenaire Shell 1,90 dollar pour chaque baril supplémentaire qu'ils seront capables d'extraire, à mesure que progressera la remise en état du champ de West Qurna. "Un paiement qui permettrait à peine de couvrir les coûts", estime le Wall Street Journal.
Un dirigeant d'Exxon accuse désormais Bagdad de n'avoir aucun égard "pour la valeur du temps et de l'argent". Il faut dire que le gouvernement central a plusieurs fois menacé de suspendre ses paiements à Exxon pour la remise en état de West Qurna, si la firme américaine persiste à le court-circuiter, en négociant directement avec les Kurdes la prospection et l'exploitation du pétrole du Nord de l'Irak.
Bagdad a posé un ultimatum similaire au pétrolier français Total. La plupart des majors présentes en Irak semblent faire front commun derrière Exxon.
Pendant ce temps, l'administration Obama enjoint (mollement) les majors, et en premier lieu Exxon, à négocier d'abord avec Bagdad. Manifestement, la fille aînée de la Standard Oil n'en a cure.
Le gouvernement central irakien a également gelé l'attribution de licences aux compagnies pétrolières turques, qui sont géographiquement en position idéale pour faire sortir par la frontière nord de l'Irak le pétrole des Kurdes, ennemis séculaires de la Turquie.
C'est là la plus piquante, mais non la plus vertigineuse des ironies de la situation.
Dix ans bientôt après l'invasion de l'Irak par la coalition conduite par les Etats-Unis, le partage de la manne pétrolière irakienne entre Kurdes, sunnites et chiites n'est toujours pas réglé. Bien au contraire, l'Irak semble être à la veille de l'épreuve de force qui pourrait décider de son avenir en tant qu'Etat. Un Etat dont les frontières ont été dessinées par les Britanniques en 1921, à la veille de l'arrivée des trépans occidentaux, avec l'objectif manifeste de faire de l'Irak une nation perpétuellement divisée et faible.
Autre remarque, qui revêt bien pire que de l'ironie :
n'est-il pas frappant de voir l'or noir irakien promis au rang de variable d'ajustement ultime de la production future de l'Opep, au moment même où l'américain Exxon fait chanter Bagdad, et dix ans après la coûteuse invasion de l'Irak imposée par le pétrolissime président américain George W. Bush au nom de prétextes mensongers ?
(Certains des principaux indices suggérant que l'invasion de l'Irak ne fut pas autre chose qu'une guerre du pétrole ont été présentés sur ce blog.)
Concernant, pour finir, les capacités futures de production pétrolière de l'Irak, Jean Laherrère, le co-fondateur de l'Association pour l'étude du pic pétrolier, ancien patron des techniques d'extraction du groupe Total, les voit sensiblement en dessous des prévisions de l'AIE :
http://petrole.blog.lemonde.fr/2012/10/ ... -mondiale/

On l'a fait pourquoi déjà cette guerre en 2003?