Effectivement, Jean Leguay et René Bousquet (responsables de la police de Vichy) négocient avec Dannecker (SS, chef du service juif en France). Ces deux gugusses mettront la police française à la disposition des Allemands pour faire la rafle. Certains policiers feront du zèle, d'autres moins, er enfin certains autres préviendront à l'avance les gens qu'ils doivent arréter...
En effet.
A l'occasion, j'ai pris ce témoignage de Michel Muller, qui me semble très intéressant, alors que les derniers témoins de la Shoah sont en train de disparaitre.
Michel Muller, rescapé du Vel d'hiv'
«Trop jeunes pour s’en souvenir», «incapables de comprendre»… Ces idées fausses ont longtemps passé sous silence la parole, rare, des enfants du Vel’ d’Hiv’. A l’occasion des 70 ans de la rafle, les 16 et 17 juillet 1942, l’un d’entre eux a livré ses souvenirs à Marianne.
Michel Muller a 7 ans lorsque la police française le rafle avec sa mère, ses deux frères et sa sœur. Les 16 et 17 juillet 1942, en vertu des accords passés entre le régime de Vichy et le IIIe Reich, 13 152 juifs étrangers (sur les 27 288 prévus) sont arrêtés pour être déportés. Michel Muller fait alors partie des 4 115 enfants rassemblés au Vélodrome d’Hiver avec plus de 4 000 adultes. Parqué au camp de Beaune-la-Rolande puis à Drancy, il en sort et, comme une centaine d’autres, échappe à une mort certaine : aucun des enfants déportés à Auschwitz lors de la rafle du Vel’ d’Hiv’ n’a survécu.
Michel Muller est le fils cadet de Manek et Rachel Muller, juifs polonais qui ont émigré en France dans le courant de 1930. Mariés contre l’avis de leurs parents, Rachel, issue d’une famille aussi pauvre que pieuse, et Manek, jeune apprenti dans la confection et militant communiste, fuient l’antisémitisme et une existence difficile. Ils s’installent à Paris, au cœur de Ménilmontant. Mêlés à la dernière vague d’immigration des juifs de l’Est, ils donnent naissance à Henri, Jean, Annette et Michel. Dans son deux pièces du 3, rue de l’Avenir, le jeune couple a installé la machine à coudre qu’ils louent à un patron, un poêle Godin et le lit où dorment tête-bêche les quatre enfants. Malgré tout, la famille Muller vit d’heureuses années : les petits mangent à leur faim, sont premiers en classe et peuvent jouer dans l’impasse qu’est la rue de l’Avenir. Le dimanche, tous revêtent leur plus beau costume, et les soirs de semaine, des amis syndicalistes de la CGT-Main d’œuvre immigrée (MOI) viennent souvent jouer aux échecs et parler politique.
Après l’exode de mai-juin 1940, la famille Muller rentre à Paris, faute de moyens. Mais les lois antisémites, les premières rafles et d’alarmantes rumeurs pèsent de plus en plus sur l’atmosphère du quartier, jusqu’à cette matinée du 16 juillet 1942.
Devenu comédien (au théâtre pour Jean Anouilh et tant d’autres, au cinéma avec Alain Resnais ou Philippe de Broca, plus encore à la télévision), auteur de sketches et de chansons pour Bobby Lapointe, et plus simplement «amuseur professionnel», comme son oncle polonais victime de la Shoah, Michel Muller n’a rien oublié des «années noires». Revenu vivre dans le quartier où sont ses racines, il témoigne de la rafle du Vel’ d’Hiv’, vue ici à hauteur d’enfant.
Marianne : Quels changements surviennent avec l’occupation ?
Michel Muller : La vie a repris. Les Allemands avaient l’air «korrects» : l’exode nous avait conduits dans un petit village près du Mans. Quand les Allemands sont arrivés, l’un d’eux a fait une photographie de nous. Il trouvait qu’on faisait une très jolie famille française. En retournant à l’école, tout était normal. Aucun instituteur n’a jamais rien dit sur nos origines.
Comment avez-vous vécu les lois antisémites et leur lot de discriminations ?
M.M. : En septembre 1940, on a fait la queue à la mairie du 20e pour se faire recenser. Il y avait tant de juifs dans le quartier… On n’avait ni radio, ni vélo, donc ce volet des persécutions ne nous concernait pas. Quant aux pancartes antisémites de certains commerces, je ne les voyais pas, tout simplement parce qu’on ne bougeait pas de Ménilmontant.
Au fil des mois, le danger ne semblait-il pas de plus en plus proche ?
M.M. : En 1941, il y a eu les premières rafles : le frère des Bronstein, nos voisins de palier, s’est retrouvé à Drancy. On a commencé à sentir l’atmosphère s’alourdir. Mes parents avaient de grandes discussions et nous envoyaient souvent jouer dehors. Ils recevaient aussi quelques tracts en yiddish faits par la MOI (Main d’œuvre Immigrée), disant «méfiez-vous»… Mais à l’époque, ce n’était pas pris au sérieux : après tout, on envoyait des hommes dans un camp pour les faire travailler, d’abord chez les paysans du coin, avec une vie sociale, des échanges de courrier, leurs familles qu’ils recevaient, un rabbin, le shabbat… Quand on me demande pourquoi les juifs se sont laissé faire, je réponds : «La vraie question est pourquoi vous, les Français « de souche », vous avez laissé faire !» Pour nous, il y avait des lois, donc un risque de les contourner, et la France, c’était la liberté, la Révolution, Victor Hugo ! On ne pouvait pas imaginer, à l’époque, que le bout de la route serait Auschwitz.
Vous aviez des nouvelles de votre famille restée à Biecz, en Pologne ?
M.M. : Le gros drame est arrivé au printemps 1942 : mes parents ont reçu une lettre d’une voisine de Biecz. Mon père l’a lue, s’est mis à pleurer et nous a demandé de sortir. Avec mes frères et sœur, on était assis dehors, sur les marches d’une boutique. Mon frère aîné a dit avoir entendu mes parents murmurer : «Ils ont fusillé toute la famille !»
Le 29 mai 1942, une ordonnance impose le port de l’étoile jaune.
M.M. : On est allés la « toucher » au commissariat. Il fallait donner le ticket de textile, donc la payer, et la coudre. Le dimanche, on a mis nos costumes et on s’est baladés. Je ne me rendais pas bien compte, mais on était très fiers. Il fallait se tenir droit ! Mon grand frère m’a dit : «Tu auras l’air d’un sheriff !» Je lisais les premiers westerns, dans les illustrés. Ma sœur avait un petit fiancé, Pierrot, qui habitait en face. Il était toujours fourré chez nous. A partir du moment où on a porté l’étoile, on ne l’a plus revu.
Quelle a été la première véritable alerte ?
M.M. : Mon père, au chômage, a été engagé pour travailler à Creil, dans l’Oise, où un camp de travail pour les juifs étrangers avait été installé dans le «bois de Rothschild». Un jour, un convoi est arrivé pour les embarquer. Il a vu de loin ce qui se passait et a fui. On commençait à se méfier : depuis les Buttes Chaumont, on voyait toute la banlieue nord et donc les tours de Drancy. On appelait ça «les tours aux juifs». De nombreux juifs du quartier essayaient de voir ce qui s’y passait. A l’été 1942, la rumeur s’est faite de plus en plus insistante. Le directeur de l’école était un voisin, Monsieur Lakiche ; le 14 juillet, il a prévenu mon père que le commissaire lui avait parlé d’une rafle. Dans son esprit, seuls les hommes étaient concernés.
Revenons sur la rafle elle-même…
M.M. : A l’aube, ça a été la grande surprise. Ça tapait très fort à la porte. Je me suis réveillé en me demandant ce qui se passait. Deux flics étaient là. Ils ordonnaient : «Dépêchez vous, emballez des affaires pour trois jours». Les flics ont laissé les clés à la concierge, et notre appartement a été pillé. Mon père, lui, était caché depuis la veille dans le cagibi d’une autre concierge, Madame Fossié.
Quelle a été la réaction des voisins ?
M.M. : Sur le pas de la porte de notre boulangerie, la boulangère applaudissait… Puis on s’est retrouvés rue Boyer, dans l’immeuble de la Bellevilloise. Ça criait très fort. Surtout des femmes et des enfants... Il faisait chaud. On y est restés moins d’une demi-journée. Les gens se succédaient devant un bureau : «Mon mari est prisonnier», «Je suis française», tout ça avec l’accent yiddish. Bien que nés en France, et donc français, mes frères et moi avons été considérés comme polonais. Ma mère avait dit à mes frères, âgés de 10 et 11 ans, de se sauver dès qu’ils le pourraient. Une dame que ma mère connaissait avait un mari prisonnier ; elle était donc sursitaire. Mes frères en ont profité pour sortir avec elle. Nous, on a été embarqués dans les bus. Je m’étais glissé sur la plate-forme, où des gens essayaient de monter en portant leurs affaires. Avec les copains, on s’amusait.
Comment l’enfant que vous étiez percevait-il ces événements ?
M.M. : Je me rappelais que peu de temps auparavant, j’avais vu au cinéma du coin de la rue « Les cinq sous de Lavarède », avec Fernandel. Il y est fait prisonnier par un maharadja en Inde, mis dans une immense cellule, et va être tué par un éléphant… Et il se sauve. Dans mon imaginaire, c’était pareil : il n’y avait rien de dangereux. La violence était limitée, je n’ai pas reçu de coup… Mais je sentais quand même ma mère inquiète. On s’est retrouvés au Vel’ d’Hiv’, et c’est la première fois que j’ai vu la tour Eiffel de près. Je ne l’imaginais pas aussi grande. Il fallait entrer vite, par la rue de côté. Il faisait très chaud, la lumière était forte, et il y avait un bruit terrible, sous cette immense verrière. Les gens interpelaient les flics, les hauts parleurs hurlaient : «Mme Untel doit se rendre à l’entrée», etc. On a posé nos balluchons sur les gradins, et on a commencé à avoir soif. La faim est venue plus tard. On nous a distribué une madeleine, une ou deux sardines. Là-dessus ma sœur est tombée malade. On nous a installés sur le parterre, où se trouvaient des lits de camps, séparés par des petits paravents. Moi, je jouais avec les copains dans les virages très relevés de la piste cycliste. On avait trouvé les dossards des coureurs, et on glissait dessus, en se faisant engueuler. Pour aller aux toilettes, c’était l’horreur dès le premier jour. Une odeur épouvantable. On est restés six jours au Vel’ d’Hiv’.
Le 22, vous arrivez au camp de Beaune-la-Rolande, où transitent 3 074 personnes…
M.M. : On nous a trimballés en bus jusqu’à la gare d’Austerlitz, côté gare de marchandises, pour prendre un wagon à bestiaux. On crevait de chaleur. On est arrivés dans une jolie gare, et le camp n’était pas loin. Comme on arrivait les derniers, il n’y avait plus de place sur les châlits. On a dormi parterre, sur de la paille. Je sentais que quelque chose clochait, mais tant que ma mère était là, ça allait. Début août, un mot a commencé à circuler : «Pitchipoï», ce qui veut dire «On part, on ne sait pas où.» Deux ou trois jours après, il y a eu un appel à la baraque administrative pour déposer les objets de valeurs «restitués après le voyage». Il y avait des gens en chemise bleue, dans un uniforme, celui des collabos du Parti populaire français (« PPF » de Jacques Doriot). Et le 7 août, rassemblement : tous les adultes partaient, essentiellement des femmes et des adolescents, parfois des enfants de dix ans. Une scène épouvantable. Je m’accrochais à ma mère. Ça hurlait tellement… Des camions attendaient. Les gendarmes ne savaient plus quoi faire. Ils ont sortis des lances à eau… Quand une automitrailleuse allemande s’est montrée, de l’autre côté des barbelés, il y a eu un silence de mort, et les camions sont partis. Le pire, c’est qu’on s’habitue. J’ai recommencé à jouer avec les copains, souvent dans les baraques en construction. Je ne voulais plus parler de ma mère. Au fond de moi, elle me manquait trop. J’étais son préféré, le tout petit, le dernier.
Qui s’occupait des enfants ?
M.M. : Nous étions plusieurs centaines, avec quelques femmes. A présent, il y avait de la place. Le problème, c’était la nourriture : on en recevait peu. Comme on n’avait pas de gamelle, on mangeait dans les boîtes de conserve. Il fallait se battre, les premiers arrivés gagnaient. Moi, j’étais tout petit, ma sœur était retombée malade, et je devais en rapporter pour deux. Parfois, je ne ramenais rien. J’avais trouvé une combine : à l’infirmerie, une affichette disait que les enfants jusqu’à 5 ans pouvaient venir y manger. J’ai menti, et on m’a accueilli. J’en rapportais à ma sœur. J’ai même volé un biberon de lait. On a essayé de faire du beurre, en secouant le biberon… Un abruti de gendarme m’a rasé la tête, seulement au milieu, en disant que je ressemblerai au «dernier des Mohicans». Au total, on est restés un mois à Beaune-la-Rolande, jusqu’au 19 août. On a repris le train, dépenaillés, jusqu’à Drancy. Il y avait un monde fou. Les gendarmes étaient là, mais toute l’organisation intérieure était faite par les juifs eux-mêmes, à l’instigation des nazis. On s’est retrouvés dans ces immeubles hors d’eau, mais pas terminés. J’ai senti un clivage entre les juifs français et les juifs étrangers, vus comme pouilleux, avec leur accent épouvantable. On était au dernier étage. Il y avait quelques paillasses, une odeur infecte… Dans la grande cour, couverte de mâchefer, des chiottes de 3 ou 4 places faites de bric et de broc. A force de bouffer des fayots, j’étais dans un sale état.
Comment êtes-vous sortis de Drancy ?
M.M. : Mon père avait su ce qui s’était passé, et il errait avec ses deux fils. Désespéré, il a rencontré par hasard une religieuse, Sœur Clotilde, qui a emmené mes frères dans un orphelinat en banlieue. Ensuite, mon père avait réussi à nous écrire quand on était à Beaune-la-Rolande : un gendarme avait remis la lettre à ma mère contre de l’argent. Il avait planqué 7 ou 8 « Napoléons », toutes ses économies, dans la cave, sous un tas de charbon, et a eu l’idée de contacter Israelowicz, qui se trouvait être le fils de la famille bourgeoise où travaillait sa belle-sœur, en Pologne. Il était au service des Allemands. A Paris, il était un dirigeant de l’Union générale des israélites de France, créée par Vichy. Mon père lui a tout raconté et lui a mis les pièces d’or dans la main. Israelowicz a dit qu’il allait arranger l’affaire. Mais pour ma mère, à un jour près, ce fut trop tard. Ma sœur et moi avons été appelés au bureau administratif ; j’ai eu peur, parce que les matins de déportation, il y avait un appel, des hurlements, et il fallait courir dans les escaliers. Pour être libérés, ma sœur et moi avons été considérés comme ouvriers fourreurs. Les Allemands en avaient besoin pour la campagne de Russie. J’étais le plus jeune ouvrier fourreur de France. Ensuite, on nous a trimballés en panier à salade, à Montmartre, dans une maison qu’on appelait l’asile israélite. C’était l’asile Lamarck. Je croyais rentrer chez moi, mais sœur Clotilde nous a récupérés, et, fin novembre, par une belle journée d’automne, on s’est retrouvés dans un orphelinat à Neuilly, en face de l’hôpital américain, jusqu’à la Libération.
Avez-vous été « évangélisé » ?
M.M. : Totalement. On a été baptisés. Sœur Clotilde accomplissait son sacerdoce avec cœur et considérait qu’avec nos corps, elle avait sauvé nos âmes de «petits païens», comme elle nous appelait. Mon deuxième frère et ma sœur ont vraiment marché dans la religion catholique. Sans la Libération, Jean serait sans doute devenu au moins évêque (rires). J’adorais les grands-messes du dimanche : je rêvais d’être enfant de chœur principal. Mais nous n’avons eu aucun problème pour sortir. Ma sœur, quand même, ne voulait pas partir sans avoir fait sa communion.
Comment avez-vous appris la disparition de votre mère ?
M.M. : A la Libération, les premiers déportés revenaient au Lutétia. Il y avait des listes, et peu de juifs, souvent dans un triste état. Les gens se croisaient dans le hall, demandaient des nouvelles, montraient des photos. On a attendu pendant des années. Il est arrivé des histoires invraisemblables : une femme, retrouvée après avoir été mariée à un soldat russe, dont on était sans nouvelles pendant 30 ou 40 ans… J’ai longtemps voulu y croire.
Quel regard portez-vous sur la connaissance du public au sujet de la rafle du Vel’ d’Hiv’ ?
Ça a été progressif, avec le point culminant du discours de Chirac, en 1995. Pendant longtemps, personne ne savait ou ne voulait savoir ce qui était arrivé aux enfants. En 1992, j’ai écrit une lettre à Mitterrand pour m’indigner de son dépôt de gerbe sur la tombe de Pétain. J’y rappelais qu’il avait eu la Francisque. Ma première lettre a été publiée dans le Nouvel Observateur, et, hasard ou pas, j’ai eu un contrôle fiscal.
Propos recueillis par Thomas Rabino
Source.
Quand tous les survivants auront disparus, il ne restera que ce type de témoignage écrit, face aux révisionnistes.