Komir, l'hippopotame qui avait tué le directeur du zoo de Pessac
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Lorsque l'histoire arrive personne ne soupçonne le tracteur. Komir est le seul hippopotame du parc animalier de Pessac. C'est un mâle de 26 ans. Au sein des 450 pensionnaires, il occupe la place du seigneur absolu. Pas facile, pour un bonobo ou un pélican frisé, de lui voler la lumière. Komir a-t-il mal quelque part ? Personne ne saurait répondre. Il est comme tous les autres animaux choyés en captivité. Il n'a pas à explorer l'environnement pour trouver sa nourriture. Ce n'est pas ainsi qu'il améliore son bien-être et atténue ses comportements pathologiques. Komir est-il pris par l'ennui qui, un jour ou l'autre, enflamme le stress ? Nul n'a décelé une souffrance dans la vie bien réglée du pacha.
Il habite la mare à l'entrée, l'un des plus beaux emplacements du zoo, avec une plage herbeuse et un abri. Il semble en harmonie, si tant est que ce décor puisse suggérer un espace de liberté, celui de la nature qu'il n'a jamais connue. Les zoos font ça bien. Ils encouragent les bêtes à se comporter comme si elles étaient libres. En cela, Komir se distingue. Il fugue.
D'un coup de reins, il bascule au-dessus du muret, prend une décharge sur le fil électrique et retrouve les allées qu'il connaît sur le bout de ses huit doigts. Il suffit de l'inviter à rentrer en lui donnant des graines. Il est glouton. Komir a une relation de vingt-trois ans, Jeannot Ducuing, le directeur du zoo. Filiale ? Comment affirmer une chose pareille ? Intense, assurément. C'est lui qui l'a dressé quand Jean Richard le lui a confié, en 1976. Komir avait 3 ans. Ils sont liés. Quelle connaissance intime Jeannot Ducuing a-t-il de cette masse de 3 tonnes à qui il a donné le biberon et dont la placidité n'est qu'apparence ? Il est en empathie, avec ce que cela suppose de connaissance du sujet. S'il y a un parler hippopotame, il semble en posséder quelques clefs.
Lorsqu'on lui fait observer que glisser sa tête dans la gueule de l'animal le plus dangereux d'Afrique paraît insensé, il sourit. Parce qu'il y a cette « vieille histoire d'amitié ».
Jeannot a pris pour habitude de s'amuser en se laissant soulever par les mâchoires du pachyderme. Cela tient des jeux du cirque et de la communication d'entreprise. L'affiche a de la gueule, en quelque sorte. Plusieurs fois par jour, il vient parler à son animal fétiche, le tapote, le flatte, lui ouvre les mâchoires avec les mains. Aucun comportementaliste animalier ne s'est penché sur son cas. Qui sait si Komir souffre de dépression ? Et, si c'est le cas, de quelle nature ? Comment connaître les émotions qui secouent ce tank amphibie capable de cisailler un crocodile ?
Dire au patron du zoo qu'un grand mammifère comme lui peut tout détruire lorsqu'il défend ses besoins vitaux paraît incongru. Or, chez Komir, ces besoins ne sont pas de l'ordre du territoire, de la nourriture, du partenaire sexuel ou du sommeil. Mais d'une personne et d'un attachement : Jeannot Ducuing.
Depuis quelque temps, le directeur s'occupe visiblement plus du petit tracteur orange qu'il vient d'acheter que de son vieux compagnon semi-aquatique. Komir s'agite quand il voit Jeannot juché sur cet engin bruyant qui a tout d'un rival arrogant. La perte d'un lien exclusif l'agresse. La frustration le submerge. Sur une berge, il dirigerait sa fureur contre l'autre mâle, comme la jalousie pousse parfois un homme au crime.
En ce jour de Toussaint, Jeannot gare le tracteur dans le local technique. Il revient à vélo, lorsque l'animal lui fait face. Il s'est encore échappé.
« Va chercher les graines ! », crie-t-il au chef animalier. Jusqu'ici la voix de Jeannot avait toujours suffi. Mais Komir n'entend plus. Il le saisit, le secoue, le piétine. Rien ne peut s'opposer à la force démesurée du géant. Ni les coups de fourche, ni le véhicule à moteur qui le percute pour lui faire lâcher prise.
Un deuil profond enveloppe le parc. « Si le fils tue son père, dit un proche de Jeannot, la famille ne veut pas forcément sa mort. » Komir conserve sa place de roi. À la veille de Noël, un écriteau désigne son enclos : « Nous vous remercions de ne le regarder ni comme un tueur, ni comme le héros d'une tragédie, mais simplement comme un animal sauvage qui nous a cruellement rappelé que la loi de la nature est la plus forte. » C'est l'hiver. Chaque jour, le tracteur orange passe dans l'allée.