Au lieu de nous casser les couilles avec votre quincaillerie de protestant fini à l'urine, lisez des ouvrages historiques sur Constantin.
Il n'a pas fait du christianisme une religion d’État mais la sienne, il a continué la politique de tolérance religieuse initiée par Galère avant sa mort, et je ne vois pas le rapport avec une liberté de penser qui n'a jamais existé.
:
Tu t'exprimes comme un vrai musulman.
Je comprend ta fascination de l'islam.
Religion de la vulgarité et de la grossiéreté où les femmes sont considérées que comme des trous.
Je t'ai déjà dit que si je lis volontiers Jacques Ellul, ça ne fait pas pour autant de moi
un protestant.
LE CHRISTIANISME A RUINE LA CIVILISATION ANTIQUE
LE CHRISTIANISME A RUINE LA CIVILISATION ANTIQUE
(de même que la religion des droits de l'homme est en train de ruiner la civilisation occidentale)
(Extrait de la préface d’Alain de Benoist au livre de
Louis Rougier Le conflit du christianisme et de la civilisation antique)
(Editions Copernic, 1977)
Préambule (René Garrigues)
Alain de Benoist écrit : « C’est une patricienne romaine convertie au christianisme, Proba Faltonia, de la famille des Anicii, qui a envoyé ses esclaves occuper la porte de Rome et l’a fait livrer à l’ennemi. (...) En nous montrant ce qui a eu lieu, il décrit du même coup ce qui nous attend. » Oui, le texte qu'on va lire a non seulement un intérêt historique, mais surtout un énorme intérêt politique et prédictif, si l'on admet que la moderne théorie des « droits de l'homme » est une resucée laïque du christianisme antique ! Je ferai pourtant deux petites objections : je ne partage pas l'admiration sans réserve de Nietzsche, Alain de Benoist ou Louis Rougier pour Rome, une cité qui faisait s'entretuer les gladiateurs pour le spectacle. Ma référence est plutôt la cité grecque. D'autre part, le christianisme n'est pas le seul élément qui ait ruiné la civilisation antique, comme le reconnaît A. de Benoist lui-même. Il semble plutôt qu'il ait gangrené un corps déjà malade. Je rappelle donc ce texte capital à mes contemporains éberlués par toutes sortes de fantasmes. Mais je ne me fais guère d'illusions : l'histoire se répète et l'homme n'apprend rien.
N.B. J'ai inséré çà et là mes commentaires .
Texte d'Alain de Benoist.
Nietzsche, dans L’Antéchrist (58-60) n’a pas hésité à dire que « le christianisme nous a frustrés des fruits de la civilisation antique ». Il développait ainsi cette affirmation : « Cet Empire romain qui se dressait en aere perennius, forme d’organisation la plus grandiose qui ait jamais été réalisée dans des conditions aussi difficiles, et au regard de laquelle toutes les tentatives antérieures et postérieures ne sont que fragments, gâchis, dilettantisme, - ces saints anarchistes se sont fait une « œuvre pie » de détruire le « monde », c’est-à-dire cet Empire romain, jusqu’à ce qu’il n’en restât plus pierre sur pierre (…) Le christianisme a été le vampire de l’Empire romain, il a réduit à néant, du jour au lendemain, cette immense prouesse des Romains, avoir défriché le terrain pour une grande civilisation qui aurait tout le temps. Ne comprend-on toujours pas ? L’Empire romain que nous connaissons, que l’histoire de la province romaine nous fait de mieux en mieux connaître, cette admirable œuvre d’art de grand style, était un commencement, sa construction était calculée pour que les millénaires en démontrent la solidité : jusqu’à aujourd’hui, jamais on n’a bâti ainsi, jamais on n’a même rêvé de bâtir dans de telles proportions sub specie aeterni ! Cette organisation fut assez solide pour résister à de mauvais empereurs : le hasard des personnes ne doit rien avoir affaire en pareilles choses – premier principe de toute grande architecture. Mais elle ne fut pas assez solide pour tenir bon contre la corruption de l’espèce la plus corrompue, contre le chrétien… Cette vermine clandestine qui, sous le couvert de la nuit, du brouillard et de l’équivoque, s’insinuait auprès de chacun séparément et le vidait de son sérieux pour les choses vraies, de tout instinct des réalités, cette bande efféminée et doucereuse de lâches a l’une après l’autre volé les « âmes » à cet immense édifice, lui enlevant ces natures précieuses, viriles, aristocratiques, qui dans la cause de Rome sentaient leur propre cause, y mettaient tout leur sérieux, toute leur fierté. Les sourdes menées de ces bigots, la sournoiserie de ces conventicules, des idées aussi lugubres que celles d’enfer, de sacrifice des innocents, d’union mystique dans le sang que l’on boit, mais surtout le feu lentement attisé de la vengeance, de la vengeance des tchândâlas, voilà ce qui eut raison de Rome, cette même espèce de religion à laquelle, sous sa forme préexistante, Epicure avait déjà fait la guerre. Qu’on lise Lucrèce et on comprendra ce qu’Epicure a combattu, non pas le paganisme, mais bien le « christianisme », je veux dire la perversion des âmes par les idées de faute, de châtiment et d’immortalité. Il combattait les cultes souterrains, tout le christianisme latent – nier l’immortalité était déjà à l’époque une réelle délivrance. (…)
« Voir dans le christianisme une formule permettant de surpasser, en les intégrant tout à la fois, les cultes souterrains en tous genres, ceux d’Osiris, ceux de la Grande Mère, de Mithra par exemple, cette pénétration fait le génie de saint Paul. Son instinct fut si sûr en l’occurrence que, faisant implacablement violence à la vérité, il mit dans la bouche du « Sauveur » de son invention les idées à quoi tenait la fascination de ces religions de tchândâlas, et que, de ce non content, il fit même de son Sauveur quelque chose qu’un prêtre de Mithra pouvait aussi comprendre…
« Le voilà, son chemin de Damas : il comprit qu’il avait besoin de la croyance à l’immortalité pour dévaluer le « monde », que l’idée d’«enfer » viendrait à bout de Rome, qu’avec l’«au-delà» on tue la vie. Nihiliste et chrétien : cela va bien ensemble, et plus encore… »
Dans son récit des guerres avec les Perses, Hérodote attribue le succès remporté par les petites cités grecques contre le puissant Empire iranien, à la « supériorité intellectuelle » de ses compatriotes. Aurait-il expliqué leur déclin par leur « infériorité » ? La question de savoir pourquoi les cultures disparaissent et les Empires s’écroulent a toujours oppressé historiens et philosophes. En 1441, Leonardo Bruni parlait de la vacillatio de l’Empire romain ; son contradicteur, Flavio Biondo, préférait le terme d’inclinatio (par quoi se résumait, pour l’homme de la Renaissance, l’abandon des coutumes anciennes). C’était déjà tout le débat : a-t-on renversé l’Empire ou bien est-il tombé de lui-même ? Pour Splengler, les alternances dont l’histoire est le lieu sont l’effet d’une fatalité. Les causes identifiables du déclin ne sont que des causes secondes : elles accentuent, elles accélèrent un processus, mais il faut déjà que ce processus soit engagé pour qu’elles puissent intervenir. Dans cette perspective, on peut proprement parler de décadence : les facteurs d’affaiblissement sont à la fois causes et effets ; leur « responsabilité » s’en trouve d’ailleurs diminuée. Mais on peut aussi penser qu’aucune nécessité interne n’assigne une fin aux cultures : lorsqu’elles meurent, c’est qu’on les tue. On connaît l’opinion de M. André Piganiol : « La civilisation romaine n’est pas morte de sa belle mort. Elle a été assassinée » (L’Empire chrétien, 1947). Ici, la responsabilité des « assassins » est entière. Mais seules des structures déjà affaiblies, vidées de leur énergie, s’abandonnent au coup qui les frappe, à l’ennemi qui les vise. Voltaire, qui, après Machiavel, fut l’un des premiers à parler de cycles historiques, disait que l’Empire romain était tombé simplement « parce qu’il existait, étant donné que tout doit avoir une fin » (Dictionnaire philosophique, 1764).
Il ne s’agit certes pas d’examiner ici si la chute de Rome était ou non inéluctable, ni même d’identifier tous les facteurs qui contribuèrent à la provoquer, mais de savoir quelle responsabilité, dans cette chute, porte le christianisme naissant.
C’est, on le sait, le Britannique Edward Gibbon (1737-1794) qui établit le premier cette responsabilité, aux chapitres XV et XVI de son History of the Decline and Fall of the Roman Empire, éd fr. abrégée : Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain. Laffont-Club français du Livre, 1970, 1045 pp.) Avant lui, en 1576, Löwenklav avait pris la défense de l’empereur Julien, dont il avait loué le talent, la tempérance, la générosité, ouvrant ainsi une brèche dans la doctrine qui voulait que les empereurs chrétiens eussent été, par le seul privilège de leur foi, supérieurs aux empereurs païens. Peu après, le jurisconsulte et diplomate Grotius (1583-1645) avait repris la thèse d’Erasme sur l’origine germanique des aristocraties néolatines. Montesquieu enfin, en 1743, avait attribué le déclin et la chute de Rome à différents facteurs, tels que l’extinction des vieilles lignées, la baisse de l’esprit civique, la diffusion des institutions démocratiques, la collusion du pouvoir administratif et des fortunes marchandes, la forte natalité de la population d’origine étrangère, la loyauté incertaine des légions, etc. Disposant d’une meilleure documentation que ses prédécesseurs, Gibbon reprit ces différents éléments afin d’écrire une « histoire sans préjugés ». Ses conclusions, teintées d’une ironie empruntée à Pascal, restent, pour l’essentiel, valides aujourd’hui.
Au XIXe siècle, Otto Seek (Histoire du déclin du monde antique, 1894), reprenant l’une des idées de Montesquieu, ainsi que certaines considérations exprimées par Burckhardt, dans son Ere de Constantin (1852-53), et aussi par Taine (notamment l’opposition entre « époques de maladie » et « époques de santé »), insista sur un facteur biologique et démographique : la disparition des élites (Ausrottung der Besten), celle-ci allant de pair avec la sénescence des institutions et l’importance prise par la plèbe et la foule des esclaves, qui constituèrent la première clientèle des prédicateurs chrétiens. Cette thèse fut reprise par M.P. Nilsson (Imperial Rome, 1926) après avoir été confirmée par Tenney Frank, qui, ayant examiné quelque 13900 inscriptions funéraires anciennes, en conclut que, dès le second siècle, 90 % de la population de Rome était d’origine étrangère, orientale le plus souvent (Race Mixture in the Roman Empire, in American Historical Review. Vol. XXI, 1916, p. 705).
Renan, dans Marc-Aurèle (1895), reprit l’une des formules de Nietzsche : « Durant le IIIe siècle, le christianisme suce comme un vampire la société antique ». Il ajoutait cette phrase, qui éveille aujourd’hui plus d’un écho : « L’Eglise au IIIe siècle, en accaparant la vie, épuise la société civile, la saigne, y fait le vide. Les petites sociétés tuèrent la grande société » (pp. 589-590).
Au même moment, Verlaine publiait un sonnet :
Je suis l’Empire à la fin de la décadence,
Qui regarde passer les grands Barbares blancs,
En composant des acrostiches indolents
D’un style d’or où la langueur du soleil danse.
En 1901, Georges Sorel (1847-1922) faisait paraître un essai sur La ruine du monde antique. « L’action de l’idéologie chrétienne, affirmait-il, a brisé la structure du monde antique à la manière d’une force mécanique agissant de l’extérieur. Bien loin que l’on puisse dire que la nouvelle religion a infusé une sève nouvelle à l’organisme vieilli, on pourrait dire qu’elle l’a saigné à blanc. Elle a coupé les liens qui existaient entre l’esprit et la vie sociale ; elle a semé partout des germes de quiétisme, de désespérance et de mort ».
De son côté, Michel Rostovtzeff (Social and Economic History of the Romain Empire, 1926), s’opposant en certains points à Seeck, comme aussi d’ailleurs à Max Weber (Origines sociales du déclin de la civilisation antique, 1896), posait une question essentielle : « Est-il possible d’étendre une haute civilisation aux basses classes sans en dégrader le niveau, sans en diluer la valeur jusqu’au point où celle-ci disparaît ? Toute civilisation, dès lors qu’elle commence à pénétrer les masses, n’est-elle pas vouée à la décadence ? ». Ortega y Gasset devait lui répondre, dans La révolte des masses (Stock, 1961) : « L’histoire de l’Empire romain est (…) l’histoire du soulèvement et de la domination de ces masses qui absorbent et annulent les minorités dirigeantes, et s’installent à leur place ».
Ce tour d’horizon serait incomplet sans l’énoncé de trois ouvrages parus au début du siècle, qui nous paraissent annoncer l’essor de la critique dans le cadre de laquelle se situe le présent essai : L’intolérance religieuse et la politique (Flammarion, 1911), de Bouché-Leclerc ; La propagande chrétienne et les persécutions (Payot, 1915), de Henri-F. Secrétan ; et Le Christianisme antique (Flammarion, 1921), de Charles Guignebert.
« Religion orientale par ses origines et par ses caractères fondamentaux » (Guignebert) le christianisme s’infiltra dans le monde antique de façon quasi-subreptice. L’Empire romain, tolérant de nature, fut longtemps sans y prêter attention. Dans la Vie des douze Césars, de Suétone, on lit, à propos d’un acte de Claude : « Il expulsa de Rome les Juifs, qui étaient en effervescence continuelle à l’instigation d’un certain Chrestos ». Dans son ensemble, le monde gréco-latin resta d’abord fermé à la prédication. L’éloge de la faiblesse, de la pauvreté, de la « folie », lui semblait insensé. Les premiers centres de propagande chrétienne s’installèrent donc à Antioche, à Ephèse, à Thessalonique et à Corinthe. Dans ces grandes cités cosmopolites et mondiales, où les esclaves, les artisans, les immigrés, côtoyaient les marchands, où tout était à vendre et à acheter, où les prédicateurs et les illuminés, en nombre toujours plus grand, rivalisaient pour séduire des foules inquiètes et bigarrées, les premiers apôtres trouvèrent un terrain préparé.
A. Causse, qui fut professeur à la faculté de théologie protestante de l’université de Strasbourg, écrit : « Ce n’est pas uniquement par sage politique missionnaire que les apôtres implantaient ainsi l’Evangile aux carrefours des peuples, c’est que la religion nouvelle était plus favorablement accueillie dans ces milieux nouveaux que par les vieilles races attachées à leur passé et à leur sol. Les vrais Grecs devaient rester longtemps étrangers et hostiles au christianisme. Les Athéniens avaient accueilli Paul avec une ironique indifférence : « Nous t’écouterons là-dessus une autre fois ! » . Et il faudra de longues années pour que les vieux Romains reviennent de leur aristocratique mépris pour la « superstition détestable ». La première Eglise de Rome était aussi peu latine que possible. On n’y parlait guère le grec. Mais les Syriens, les Asiates, et toute la foule des Graeculi sans traditions municipales, recevaient avec enthousiasme le message chrétien » (Essai sur le conflit du christianisme primitif et de la civilisation. Ernest Leroux, 1920).
J.B.S. Haldane, qui comptait le fanatisme parmi les « quatre seules inventions véritablement importantes faites entre 3000 avant notre ère et l’an 1400 » (The Inequality of Man. Famous Books, éd. New York, 1938), en attribuait la paternité au judéo-christianisme. Jahvé, le dieu des déserts d’Arabie, est un dieu solitaire et jaloux, exclusif et cruel. Il prône l’intolérance et la haine. « Ne dois-je pas, Jahvé, haïr ceux qui te haïssent ? Je les hais d’une haine totale, ils sont des ennemis pour moi » (Psaume CXXXVIII, 21-22). Jérémie implore : « Rends-leur ce qui leur revient… Extermine-les de dessous les cieux, ô Jahvé ! » (Lamentations, III, 64-66). « O Jahvé, que ne fais-tu périr les impies ? » (Psaume CXXXVIII, 19). « Dans ta bonté, anéantis mes ennemis » (Psaume CXLII, 12). La Sagesse, qui personnifie l’Infiniment bon, menace : « Je rirai de vos calamités, je me moquerai de vos craintes » (Prov. I, 26). Le Deutéronome évoque le sort qu’il convient de réserver aux « idolâtres » : « Si ton frère, fils de ta mère, ou ton fils, ta fille, la femme qui repose sur ton sein, ou l’ami aussi cher que toi-même, essaye de te séduire en te disant : Allons servir d’autres dieux… tu auras le devoir de le mettre à mort : tu lèveras le premier la main pour le tuer, et le peuple ensuite… Si tu apprends que quelque habitant de l’une des villes que Dieu t’a donnée dise : Allons servir d’autres dieux…s’il s’avère qu’une telle abomination s’est commise, tu feras passer au fil de l’épée tous les habitants de cette ville, y compris le bétail, et tu la voueras à l’interdit. Puis, tu assembleras au milieu de la place tout son butin et tu la livreras aux flammes avec tout ce butin en l’honneur de Jahvé : elle sera pour toujours un monceau de ruines qu’on ne rebâtira plus… Alors Jahvé te comblera de biens… » (Deut. XIII).
Dans l’Evangile, Jésus déclare, au moment qu’on vient l’arrêter : « Tous ceux qui tireront l’épée périront par l’épée ». (Matt. XXVI, 52). Mais auparavant, il avait affirmé : « N’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur terre. Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive. Je suis venu allumer un grand feu sur la terre. Je suis venu mettre la division entre le fils et son père, entre la fille et sa mère, entre la bru et sa belle-mère ; et l’on aura pour ennemis ceux de sa propre maison » (Matthieu, X, 34-35). Il avait aussi prononcé cette phrase, mot d’ordre de tous les totalitarismes : « Qui n’est pas avec moi est contre moi » (Matthieu, XII, 30).
L’Eglise primitive appliquera scrupuleusement ces consignes. Incroyants et païens sont des sous-hommes aux yeux des apôtres. Saint Pierre les compare à des « animaux sans raison, voués par nature à être pris et détruits » (2 Pierre, II, 12). Hiéronymus conseille au chrétien converti de fouler aux pieds le corps de sa mère si celle-ci cherche à l’empêcher de l’abandonner à jamais pour suivre l’enseignement du Christ. En 345, Firmicus Maternus fait du massacre un devoir : « La loi défend, Très-Saints Empereurs, de pardonner ni au fils ni au frère. Elle oblige à punir la femme que l’on aime tendrement et à lui enfoncer le fer dans le sein. Elle met les armes en mains et commande de les tourner contre les amis les plus intimes… ».
Par la suite, la pratique évangélique de la charité sera étroitement subordonnée à l’adhésion aux mystères et aux dogmes. L’Europe sera évangélisée par le fer et par le feu. Les hérétiques, les schismatiques, les libres penseurs et les païens seront, par un geste renouvelé de Ponce Pilate, livrés au bras séculier pour être suppliciés et tués. La dénonciation sera récompensée par l’attribution des biens des victimes et de leurs familles. Les « ennemis de Dieu », avait écrit saint Paul, « méritent la mort » (Romains, I, 32). Thomas d’Aquin précise : « L’hérétique doit être brûlé ». L’un des canons adoptés au concile de Latran déclare : « Ils ne sont pas homicides, ceux qui tuent des hérétiques » (Homicidas non esse qui heretici trucidant). Par la bulle Ad extirpenda, l’Eglise autorisera la torture. Et en 1864, dans le Syllabus, Pie IX proclamera encore : « Anathème à qui dira : l’Eglise n’a pas le droit d’employer la force ; elle n’a aucun pouvoir temporel direct ou indirect » (XXIV).
Voltaire, qui savait faire les additions, avait fait le compte des victimes de l’intolérance religieuse, depuis les débuts du christianisme jusqu’à son temps. En tenant compte des exagérations et en rabattant beaucoup au bénéfice du doute, il était arrivé au total de 9 718 000 personnes ayant ainsi perdu la vie ad majorem Dei gloriam. Le nombre des chrétiens occis à Rome sous le signe du palmier (symbole du martyre et de la résurrection glorieuse dans le christianisme primitif) apparaît en comparaison fort mince.
« Gibbon croit pouvoir établir, écrit M. Louis Rougier, que le nombre des martyrs dans toute l’étendue de l’Empire romain, en l’espace de trois siècles, n’a pas égalé celui des protestants exécutés sous un seul règne et dans la seule province des Pays-Bas, où, selon Grotius, plus de cent mille sujets de Charles-Quint périrent de la main du bourreau. Si conjecturaux que restent ces calculs, on peut affirmer que le nombre des martyrs chrétiens est petit au regard de toutes les victimes de l’Eglise pendant quinze siècles : destruction du paganisme sous les empereurs chrétiens, lutte contre les Ariens, les Donatistes, les Nestoriens, les Monophysistes, les Iconoclastes, les Manichéens, les Cathares et les Albigeois, Inquisition espagnole, guerres de religion, dragonnades de Louis XIV, pogroms de Juifs. Devant de tels excès, on peut se demander avec Bouché-Leclerq « si les bienfaits du christianisme (si grands qu’ils soient) n’ont pas été que trop compensés par l’intolérance religieuse qu’il a empruntée au judaïsme pour la répandre dans le monde »… » (Celse).
Les Anciens croyaient à l’unité du monde, à l’intimité dialectique de l’homme et de la nature. Leur philosophie naturelle était dominée par les notions de devenir et d’alternance. Les Grecs assimilaient l’éthique à l’esthétique, le kalôn à l’agathôn, le bien à la beauté, et c’est à juste titre que Renan a écrit : « Un système où la Vénus de Milo n’est qu’une idole est un système faux, du moins partiel : car la beauté vaut presque le bien et le vrai. Une décadence dans l’art est inévitable avec de pareilles idées » (Les apôtres, p. 372). L’«homme nouveau » du christianisme professait une vue-des-choses bien différente. Avec lui, il apportait un conflit. Non le conflit quotidien qui forme la trame de la vie. Mais un conflit eschatologique, un conflit absolu : le divorce d’avec le monde.
Le christianisme primitif épanouit l’idée messianique présente dans le judaïsme, sous une forme exacerbée par une attente millénaire. Dans les propos attribués à Jésus, on trouve d’ailleurs des citations entières des visions du Livre d’Hénoch. Pour les premiers chrétiens, le monde, étape transitoire, vallée de larmes, lieu de difficultés et de tensions insupportables, exige une compensation, une vision radieuse qui justifie (moralement parlant) l’impuissance d’ici-bas. Dès lors, la terre apparaît comme le champ où s’affrontent les forces du Mal et celles du Bien, le prince de ce monde et le Père céleste, les possédés du démon et les enfants de Dieu : « C’est ici la victoire par laquelle le monde sera vaincu : notre foi » (I. Jean). L’idée que le monde appartient au Mal qui caractérisera par la suite certains gnostiques (manichéens), revient fréquemment dans les premiers écrits du christianisme. Jésus lui-même a déclaré : « Je ne prie pas pour le monde… je ne suis pas du monde » (Jean, XVII, 9-14). Saint Jean insiste : « N’aimez pas le monde, ni les choses du monde. Si quelqu’un aime le monde, il n’a pas l’amour du Père. Car tout ce qui est dans le monde, la convoitise de la chair, la convoitise des yeux et le faste de la vie, ne vient pas du Père, mais du monde » (1 Jean, II, 15-16). « Ne vous étonnez pas, frères, si le monde vous déteste » (Ibid., III, 13). « Nous savons que nous sommes de Dieu, et que le monde tout entier gît au pouvoir du Mauvais » (Ibid., V, 19).
Plus tard, la règle de saint Benoît énoncera en précepte qu’il faut aux moines « se rendre étranger aux affaires du monde » (A saeculi actibus se facere alienum). Dans l’Imitation de Jésus-Christ on lira : « Celui-là est vraiment sage qui, pour gagner Jésus-Christ, regarde comme de l’ordure, du fumier, toutes les choses de la terre » (I, 3, 5). (Note de A. de Benoist : on mesure ici combien la sotériologie « mondaine » de l’Eglise actuelle est en contradiction avec les anciens principes. Joseph Lortz, dans son Histoire de l’Eglise, affirme que « la tâche de l’Eglise est de pénétrer et de conquérir le monde ». Pour Teilhard de Chardin, le christianisme nous oblige, « non seulement à servir, mais à aimer le monde ».)
Au milieu de la grande renaissance artistique et littéraire des deux premiers siècles, les chrétiens allaient donc, étrangers cultivant leur étrangeté, indifférents ou, plus souvent, hostiles. L’esthétique biblique refuse la représentation des formes, l’harmonie des lignes et des volumes : ils posaient donc un regard froid sur les statues ornant les places et les monuments. Tout, du reste, leur était objet de haine. Les colonnades des temples et les allées couvertes, les jardins où coulaient les fontaines, les autels domestiques, où grésillait une flamme sacrée, les riches demeures, les uniformes des légions, les villas, les navires, les routes, les travaux, les conquêtes, les idées : partout, le chrétien voyait la marque de la Bête. Les Pères de l’Eglise ne condamnaient pas seulement le luxe, mais toutes les productions profanes de l’art : les vêtements de couleur, les instruments de musique, le pain blanc, les vins étrangers, les oreillers de duvet (Jacob n’avait-il pas reposé sa tête sur une pierre ?), et même l’usage de se couper la barbe, où Tertullien voit un « mensonge contre notre propre face » et une tentative pour améliorer l’œuvre du Créateur.
Le refus du monde était d’autant plus formel chez les chrétiens primitifs qu’ils étaient convaincus que la parousie (le retour du Christ à la fin des temps) allait survenir incessamment. Jésus le leur avait d’ailleurs promis : « En vérité, je vous le dis, plusieurs qui sont ici ne connaîtront point la mort qu’ils n’aient vu le Fils de l’Homme venir avec son Royaume » (Matthieu, XVI, 28). « Je vous dis que cette génération ne passera pas que tout cela ne soit arrivé » (Matthieu, XXIV, 34). Ils répétaient donc à qui mieux mieux la Bonne nouvelle. « La fin de l’univers est toute proche » (1 Pierre, IV, 7). « Voici venue l’heure dernière » (1 Jean, II, 18). Paul revient sans cesse sur cette idée. Aux Hébreux : « N’abandonnez rien de votre assurance, source d’une grande rémunération. Encore un peu, un tout petit peu : celui qui doit venir viendra, et il ne tardera pas » (Hébr. X, 35-37) ; « Exhortons-nous mutuellement, d’autant plus que vous voyez approcher le Grand Jour » (Ibid. X, 25). Aux Thessaloniciens : « Affermissez vos cœurs, car l’avènement du Seigneur est proche ». Aux Corinthiens : « Frères, le temps se fait court. Désormais, que ceux qui ont femme vivent comme s’ils n’en avaient pas… » (1 Cor.VII, 29). Aux Philippiens : « Le Seigneur est proche, n’ayez souci de rien » (Phil. IV, 5-6). Dans son dialogue avec Triphon, Justin affirme que les chrétiens vont être bientôt rassemblés à Jérusalem et que ce sera pour mille ans (LXXX-LXXXII). Au second siècle, le Phrygien Montanus déclare entrevoir l’imminence de l’écroulement du monde. Dans le Pont, des paysans chrétiens abandonnent leurs champs pour attendre le jour du Jugement. Tertullien prie pro mora finis, « pour que la fin soit retardée ». Mais le temps passait, et rien ne se produisait. Les générations disparaissaient, les unes après les autres, sans avoir vu le glorieux Avènement. Devant le perpétuel ajournement de ses espérances eschatologiques, l’Eglise, faisant preuve de prudence, finit par se résigner à situer la parousie, dans un « au-delà » indéterminé. Aujourd’hui, il n’y a plus que les Témoins de Jéhovah pour répéter à date fixe : l’an prochain dans la Jérusalem des cieux.
La doctrine chrétienne impliquait une révolution sociale. Elle affirmait en effet, pour la première fois, non que l’âme existe (ce qui n’aurait pas fait son originalité), mais que tous en possèdent une identique en naissant. Les hommes de la culture antique, qui ne naissaient dans une religion que parce qu’ils naissaient dans une patrie, avaient plutôt tendance à penser qu’en adoptant un comportement empreint de rigueur et de maîtrise de soi, il pouvait arriver qu’on se forgeât une âme, mais qu’un tel sort était évidemment réservé aux meilleurs. L’idée que tous les hommes pussent en être indifféremment gratifiés, par le seul fait de leur existence, leur était particulièrement choquante. Le christianisme soutenait au contraire que tout un chacun naissait avec une âme, ce qui revenait à dire que les hommes naissaient égaux devant Dieu. D’autre part, dans son refus du monde, le christianisme se présentait comme l’héritier d’une vieille tradition biblique de détestation des puissants, d’exaltation systématique des « humbles et des pauvres » (anavim ébionim), dont les prophètes et les psalmistes avaient annoncé le triomphe et la revanche sur les civilisations « iniques et orgueilleuses ». Dans le Livre d’Hénoch, qui fut très répandu au premier siècle dans les milieux chrétiens (il est cité par les épîtres de Judas : XV, 4 ; et de Barnabas : XV), on lit : « Le Fils de l’Homme fera lever les rois et les puissants de leurs couches, et les forts de leurs sièges ; il rompra les reins des forts… Il renversera les rois de leurs trônes et de leur pouvoir… Il renversera la race des forts, et il les remplira de honte… » (Hénoch, XLVI, 4-6). Jérémie se plaît à imaginer les futures victimes sous la forme d’animaux d’abattoirs : « Enlève-les, ô Jahvé, comme des moutons conduits à la boucherie, et prépare-les en vue du carnage » (Jér. XII, 3). Aux femmes des puissants, qu’il compare à des « génisses de Basan » (Am. IV, 1), Amos prédit : « Jahvé le jure par sa sainteté : des jours vont venir pour vous où l’on vous enlèvera avec des crochets et votre postérité avec des harpons » (IV, 2). Les Psaumes ébauchent le principe de la lutte des classes ; le même esprit inspirera « les groupements des premiers chrétiens et plus tard les ordres monastiques » (A. Causse, op. cit.). Il n’y a au fond qu’un seul sujet dans les Psaumes, écrit Isidore Loeb, c’est la lutte du pauvre contre le méchant, et le triomphe final du pauvre dû à la protection de Dieu qui aime le pauvre et déteste le méchant » (Littérature des pauvres dans la Bible). Le pauvre est nécessairement victime d’une injustice. Il est appelé l’Humble, le Saint, le Juste le Pieux. Il est malheureux, en proie à tous les maux, il est malade, infirme, seul, abandonné, relégué dans la vallée des larmes, son pain est arrosé de pleurs, etc. Mais il supporte sa peine, il la recherche même, car il sait que ces épreuves sont nécessaires à son salut, que plus il est humilié, plus il triomphera, plus il souffre, plus il pourra voir souffrir. Le méchant, lui, est riche et sa richesse est toujours coupable. Il est heureux, il bâtit des cités, il occupe de hautes fonctions sociales, il commande aux armées. Mais, c’est dans la proportion même où il domine qu’un jour il sera puni. « Voici l’idéal social du prophétisme juif, écrit M. Gérard Walter : une sorte de nivellement général qui fera disparaître toutes les distinctions de classe et qui aboutira à la création d’une société uniforme, d’où seront bannis tous les privilèges quels qu’ils soient. Ce sentiment égalitaire, poussé jusqu’à la dernière limite, va de pair avec celui de l’animosité irréductible à l’égard des riches et des puissants, qui ne seront pas admis dans le royaume futur. L’humanité idéale des temps à venir comprendra tous les justes sans distinction de croyance et de nationalité ». (Les origines du communisme. Payot, 1931). Le second livre des Oracles sibyllins place ainsi l’humanité régénérée dans une nouvelle Jérusalem, sous un régime strictement communiste : « Et la terre sera commune à tous, il n’y aura plus ni murs ni frontières. Tous vivront en commun et la richesse deviendra inutile… Et il n’y aura plus alors ni pauvres ni riches, ni tyrans, ni esclaves, ni grands, ni petits, ni rois, ni seigneurs, mais tous seront égaux » (Or. Sib. II, 320-26).
Dès lors, on comprend mieux que le christianisme soit d’abord apparu aux anciens comme une religion d’esclaves et de heimatlos, véhiculant ainsi une sorte de « contre-culture », ne recueillant de succès qu’auprès des insatisfaits, des déclassés, des envieux, des révolutionnaires avant la lettre : esclaves, artisans, foulons, cardeurs, savetiers, femmes isolées, etc. Celse décrit les premières communautés chrétiennes comme un « ramassis de gens ignorants et de femmes crédules, recrutés dans la lie du peuple ». Sur ce point, ses adversaires cherchent à peine à le détromper. Lactance prêche l’égalité des conditions sociales : « Il n’y a point d’équité là où il n’y a point d’égalité » (Inst. VII, 2). Sous Elagabal, Calliste, évêque de Rome, recommande aux converties d’épouser des esclaves. Calliste (v. 155-222) était lui-même un ancien esclave. L’Eglise l’a canonisé, ainsi que son adversaire, l’antipape Hippolyte, qui l’avait traité pourtant d’« anarchiste » (anomos).
Nulle idée n’est alors plus odieuse aux chrétiens que l’idée de patrie : comment pourrait-on servir à la fois la terre des pères et le père des cieux ? Ce n’est pas de la naissance, ni de l’appartenance à la Cité, ni de l’ancienneté de la lignée que dépend le salut, mais de la seule conformité aux dogmes. Dès lors, il n’y a plus à distinguer que les croyants et les incroyants, les autres frontières doivent disparaître. Paul le souligne avec insistance : « Il n’y a plus ni Juifs, ni Grecs, ni hommes, ni femmes… ». Hermas, qui jouit à Rome d’une grande autorité, condamne les convertis à être partout en exil : « Vous, les serviteurs de Dieu, vous habitez sur une terre étrangère. Votre cité est loin de cette cité » (Sim. I, I).
Mais, comme l’écrit Renan, « le socialisme prend le dessus, quand le patriotisme s’affaiblit ». Les vieux Romains s’en rendaient compte, et cela explique le ton de leurs apostrophes. Celse, patriote romain, préoccupé par le salut de l’Etat, que des périls menacent, et qui pressent l’affaiblissement de l’imperium et la baisse du sentiment civique qui résulteront inéluctablement du triomphe de l’égalitarisme chrétien, commence son livre par ces mots : « Il est une nouvelle race d’hommes nés d’hier, sans patrie ni traditions antiques, ligués contre toutes les institutions religieuses et civiles, poursuivis par la justice, généralement notés d’infamie, et qui se font gloire de l’exécration commune, ce sont les chrétiens. Ce sont des factieux prétendant faire bande à part et se séparer de la société commune ». Parlant des chrétiens, qu’il dit détesté pour leurs « abominations » (flagitia), Tacite les accuse du crime de « haine du genre humain ». Il écrit : « Réprimée un instant, cette exécrable superstition débordait de nouveau, non seulement en Judée, berceau de ce fléau, mais dans Rome même, où tout ce qu’on connaît d’horreurs et d’infamies conflue de toutes parts et trouve crédit… ».
L’impérium est alors l’outil d’une conception du monde qui se réalise sous la forme d’un vaste projet. Grâce à lui, la pax romana règne dans un monde ordonné. Horace, plein d’admiration, s’écrie : « Le bœuf erre en sûreté dans les champs ; Cérès et l’Abondance fécondent les campagnes, et sur les mers paisibles voguent de toutes parts les nautoniers ». En l’honneur d’Auguste, une inscription tripartite proclame, à Halicarnasse : « Les villes sont florissantes dans l’ordre, dans la concorde et dans la richesse ».
Pour les chrétiens primitifs, le monde étant impur, l’Etat païen est œuvre de Satan. L’Empire, suprême symbole d’une force orgueilleuse, n’est qu’arrogante dérision. Toute l’harmonieuse société romaine est déclarée coupable : sa résistance aux exigences jahviques, ses traditions, son mode de vie, sont autant d’offenses aux lois du socialisme céleste. Coupable, elle doit être châtiée, c’est-à-dire détruite.
De la littérature chrétienne des deux premiers siècles s’exhale, comme une longue plainte, toute une série d’anathèmes. Les apôtres, dans leur fébrile impatience, prêchent le « temps de la vengeance », les « jours de châtiment » où « s’accomplira ce qui a été écrit » Luc, XXI, 22). Ils annoncent, comme après eux les premiers Pères de l’Eglise, l’imminence de la revanche, du « grand soir », où tout sera sens dessus dessous. L’épître de saint Jacques, véritable pamphlet, contient un appel à la lutte des classes : « Eh bien, maintenant les riches ! Eclatez en pleurs, sanglotez sur les malheurs qui vont vous arriver. Votre richesse est pourrie, vos vêtements sont rongés par les vers » (V, 1-2). Jacques, qui a lu le livre d’Hénoch, annonce de terribles tortures aux riches et aux païens. Il imagine le Jugement dernier comme un « jour d’égorgement », « une sorte d’immense abattoir où seront traînés des milliers et des milliers de possédants, bien gras, bien nourris, en possession de toutes leurs richesses et il exulte en savourant la perspective de les voir tous « rendre gorge » et alimenter de leur « graisse » cette formidable boucherie qu’il entrevoit dans ses rêves » (Gérard Walter, op. cit.). Il accuse surtout les riches de déicide : « Vous avez condamné, vous avez mis à mort le Juste » (V, 6). Cette thèse qui fait de Jésus la victime, non d’un peuple, mais d’une classe, va bientôt devenir populaire. Tertullien écrit : « Les temps sont mûrs pour la fin de Rome dans les flammes. Elle va recevoir le salaire qu’ont mérité ses œuvres » (De la prière, 5). Le livre de Daniel, écrit entre 167 et 165 avant notre ère, et l’Apocalypse de Jean sont les deux sources principales où s’alimente toute cette sainte fureur. Saint Hippolyte (v. 170-235), dans son Commentaire sur Daniel, place la fin de Rome vers l’an 500 et en attribue la cause à la montée des démocraties : « Les orteils de la statue du rêve de Nabuchodonosor représentent les démocraties qui viendront, qui se sépareront les unes des autres comme les dix orteils de la statue, dans lesquels le fer sera mêlé d’argile ». Saint Jérôme, vers 407, dans un autre Commentaire sur Daniel, définit la fin du monde comme « le temps où le règne des Romains devra être détruit ». D’autres auteurs reprennent les mêmes prophéties : Eusèbe, Apollinaire, Methodius d’Olympos… Contre Rome, « cité maudite », « nouvelle Babylone », « grande prostituée », les ardeurs révolutionnaires ne connaissent plus de bornes. La ville est le dernier avatar de Léviathan et de Behémot.
Dans toutes ces apocalypses, ces mystères sibyllins, ces prophéties à double sens, dans cette trépidation, cette hypersensibilité aux « symboles » et aux « signes », dans toute cette littérature psalmodique, on trouve plus d’imprécations qu’il n’en fallait pour échauffer les esprits, secouer les imaginations, voire armer des mains encore hésitantes. Cela aboutit, en 64, aux accusations qui font suite à l’incendie de Rome.
Le Deutéronome faisait devoir aux serviteurs de Dieu de « passer au fil de l’épée » les populations mécréantes, et de « livrer aux flammes » leurs villes en l’honneur de Jahvé. Jésus avait repris cette image : « Si quelqu’un ne demeure pas en moi, il est jeté dehors comme le sarment, et il sèche ; puis on ramasse ces sarments-là, on les jette au feu et ils brûlent » (Jean, XV, 6). Depuis Rome jusqu’aux bûchers de l’Inquisition, on brûlera beaucoup en effet : la pyromanie sacrée s’exercera sans relâche. « Cette idée (que le monde des impies serait détruit par le feu), écrit Bouché-Leclercq, les chrétiens l’avaient reçue des voyants juifs, prophètes et sibyllistes, qui appelaient toujours soit la foudre, soit la torche, le fer et le feu, sur les villes et les peuples ennemis d’Israël. On n’a jamais tant brûlé en imagination que dans les prophéties d’Isaïe et d’Ezéchiel, la plus riche collection d’anathèmes qu’ait jamais produite la littérature religieuse ». « Dans cette opinion d’un incendie général, ajoute Gibbon, la foi des chrétiens coïncidait heureusement avec la tradition de l’Orient (…) Le chrétien, qui fondait bien moins sa croyance sur les arguments fallacieux de la raison que sur l’autorité de la tradition et sur l’interprétation de l’Ecriture, attendait avec terreur et avec confiance cet événement ; il était certain de son imminence inéluctable ; et comme cette idée solennelle occupait perpétuellement son esprit, il considérait tous les désastres qui survenaient dans l’Empire comme autant de symptômes infaillibles de l’agonie du monde ».
Cette certitude, qu’il fallait que l’Empire s’écroulât pour que le Règne arrive, explique les sentiments mitigés nourris par les premiers chrétiens à l’égard des Barbares. Il ne fait pas de doute que, dans un premier temps, ils se sentirent menacés à l’égal des Romains. Ambroise, évêque de Milan, distingue ainsi les « ennemis extérieurs » hostes extranei et les « ennemis intérieurs », hostes domestici. Pour lui, ce sont les Goths qu’Ezéchiel a figurés sous le nom du peuple de Magog. Mais, dans un second temps, ces mêmes Barbares, qui allaient bientôt être évangélisés, apparurent comme des auxiliaires de la justice divine. Les chrétiens ne pouvaient en effet considérer leur sort comme lié à celui d’une « Babylone d’impudicité ». C’est pourquoi le Carmen de Providentia, les Commonitorium d’Orientus ne s’intéressent guère qu’aux « ennemis intérieurs ». Au IIIe siècle, dans son Carmen Apologeticum, l’écrivain chrétien Commodien désigne les Germains (plus précisément les Goths) comme les « exécutants des intentions de Dieu ». Au siècle suivant, Orose assure à son tour que les invasions des Barbares sont des « jugements de Dieu », qui adviennent « en punition des fautes des Romains » (poenaliter accidisse). C’est l’équivalent des « plaies » dont Moïse s’était servi pour culpabiliser Pharaon.
Le 24 août 410, Alaric, roi des Wisigoths, qui assiégeait Rome depuis plusieurs semaines, pénètre nuitamment dans la ville, par la porta Salaria. C’est une patricienne convertie Proba Faltonia, de la famille des Anicii, qui a envoyé ses esclaves occuper la porte et l’a fait livrer à l’ennemi. Les Wisigoths sont chrétiens : la solidarité spirituelle et idéologique a joué en leur faveur. Les Anicii, dont Ammien Marcellin (XVI, 8) dit qu’ils avaient la réputation d’être insatiables, étaient connus comme des fanatiques du parti catholique. Le sac de Rome qui s’ensuivit fut décrit par les auteurs chrétiens sous les dehors les plus aimables. On vanta la « clémence » d’Alaric : « Les vaincus auraient-ils été des coupables ? » devait demander Georges Sorel. Du chef wisigoth, saint Augustin dit qu’il fut l’envoyé de Dieu et le vengeur du christianisme. Orose rapporte qu’un seul sénateur périt, que c’était d’ailleurs par sa faute (« il ne s’était pas fait reconnaître »), que les chrétiens n’avaient qu’à faire le signe de la croix pour être respectés, etc. « Ces hardis mensonges, observe Augustin Thierry, furent admis plus tard comme des faits indiscutables » (Alaric).
Vers 442, c’est Quodvulteus, évêque de Carthage, qui prétend que les ravages des Vandales sont justice. Dans un sermon, il s’efforce de réconforter un fidèle qui s’est plaint de leurs dévastations : « Oui, tu me dis que le Barbare t’a tout pris… Je vois, je comprends, je médite : toi qui habitais la mer, un plus gros poisson t’a dévoré. Attends un moment : il viendra un plus gros poisson encore, pour dévorer celui qui dévore, pour dépouiller celui qui dépouille, pour prendre celui qui prend (…) Ce fléau dont nous sommes battus ne durera pas toujours : en vérité, il est entre les mains du Tout-Puissant ». Enfin, vers la fin du Vème siècle, Salvien de Marseille affirme que « les Romains (ont) subi leurs peines par le juste jugement de Dieu ».
Dès le second siècle, la Ville avait été envahie de cultes étrangers. On avait dressé à la Grande-Mère un temple sur le Palatin, où officiaient des fanatici. La contagion morale fit le reste. « Par la brèche ouverte sur la barrière qui clôt l’horizon de la vie terrestre, allaient passer toutes espèces de chimères et de superstitions sorties du réservoir inépuisable de l’imagination orientale » (Bouché-Leclercq). Ce furent les baccanalia, les rites à mystères, le culte isiaque, celui de Mithra, le christianisme enfin. Sur les tombeaux, on lisait la mention, toujours plus fréquente : « le dernier de sa famille ». La race de Pompée avait disparu au second siècle, comme celle d’Auguste et de Mécène. Rome n’était plus dans Rome ; dans le Tibre, s’épanchaient tous les fleuves de l’Orient. Ce n’est que beaucoup plus tard, au moment de la Renaissance, que Pétrarque (1304-1374) remarqua que l’« âge noir » (tenebrae) de l’histoire romaine avait coïncidé avec l’ère de Théodose et de Constantin, tandis que dans le nord de l’Europe, au début du XVIe siècle, Erasme (v. 1469-1536) affirmait, tout « milicien du Christ » qu’il voulait être, que les vrais Barbares des temps anciens, les « vrais Goths », avaient été les moines et les scoliastes du Moyen Age.
Dans son essai sur La fin du monde antique (op. cit.), M. Santo Mazzarino rappelle fort justement que, jusqu’à une époque récente, la culture du Bas-Empire est toujours « apparue qualitativement inférieure à celle des époques de grandes civilisations qui l’ont précédée ». Mais aujourd’hui, remarque-t-il, il n’en est plus de même : « Toutes les voix du monde romain « décadent », entre le IIIe siècle et le VIe siècle, nous sont devenues accessibles ». Inversement, « du décadentisme, de l’expressionisme, d’autres catégories modernes de la critique littéraire ou artistique, nous pouvons finalement dire qu’ils sont autant de chemins pour la connaissance du monde du Bas-Empire (…) La parenté entre notre temps et le monde du Bas-Empire est un fait sur lequel tous peuvent se trouver d’accord ». Il demande enfin : « Cette réévaluation de la poésie et de l’art du Bas-Empire, jusqu’à quel point pouvons-nous l’étendre aux manifestations d’ordre social et politique ? » Curieusement, M. Mazzarino, selon qui nous vivons probablement dans le meilleur des mondes possibles, tire de cette observation la conclusion que l’idée de décadence est pure illusion. A aucun moment, il ne lui vient à l’idée que, si le Bas-Empire semble aujourd’hui plus appréciable à nos contemporains, c’est qu’ils y retrouvent des stigmates qui leur sont désormais familiers, que la période actuelle renvoie plus qu’aucune autre le reflet des tenebrae dont parlait Erasme, et que c’est par cette similitude que nous sommes mis en condition d’apprécier ce que des générations précédentes, restées en meilleure santé, ne pouvaient pas voir.
Le présent ouvrage , qui développe longuement les questions que nous avons évoquées ici, n’a donc pas qu’un intérêt historique. La parenté des conjonctures le rend extrêmement actuel, puisque aussi bien, comme M. Rougier l’a lui-même observé, « l’idéologie révolutionnaire, le socialisme, la dictature du prolétariat dérivent du paupérisme des prophètes d’Israël. Dans la critique des abus de l’Ancien Régime par les orateurs de la Révolution, dans le procès du régime capitaliste par les communistes de nos jours, retentit l’écho des diatribes furibondes d’Amos et d’Osée contre le train de ce monde où l’insolence des riches opprime le juste, rançonne le pauvre ; de même que s’y répercute l’âpre vitupération des apocalypses juives et chrétiennes contre la Rome impériale » (Celse).
Un Celse pourrait encore identifier aujourd’hui « une nouvelle race d’hommes, nés d’hier, sans patrie ni traditions… ligués contre toutes les institutions… poursuivis par la justice… factieux prétendant faire bande à part… et se faisant gloire de l’exécration commune ». Dans le monde occidental, au sein des pays développés, de nouveaux fanatici, hirsutes, barbus, vivant en « communauté », véritables sans patrie, hostiles à toute structure ordonnée, à toute science, à toute hiérarchie, à toute frontière, à toute sélection, font sécession d’avec le monde et dénoncent la « Babylone » des temps modernes. De même que les premières communautés chrétiennes proclamaient l’abolition de toutes les catégories naturelles, au profit de la seule ecclesia des croyants, un néo-christianisme se répand, qui annonce l’avènement imminent d’une nouvelle parousie, d’un monde égalitaire unifié par le dépassement des « vieilles querelles », la socialisation de l’Amour et la fuite en avant dans la démonie du « social ». Le 30 décembre 1973, le frère Roger Schutz, prieur de Taizé, déclarait : « Par dessus tout, qu’il y ait l’Amour, car l’Amour fait l’unité entre nous ». Le christianisme antique refusait le monde. L’Eglise de l’époque classique distinguait l’ordre d’en-haut de celui d’en-bas. Le néo-christianisme, ramenant avec audace ses espérances séculaires des cieux sur la terre, substituant un en-deçà à l’au-delà, laïcise toute sa théodicée . Il ne célèbre plus les noces solennelles des convertis avec l’Epoux mystique, mais les épousailles du Christ et de l’humanité par l’intercession de l’Esprit universel du socialisme . Lui aussi refuse le monde, mais seulement le monde actuel, affirmant que ce monde peut être « changé », qu’un autre monde doit lui succéder, et que le prolétariat, nouveau Messie, par son intervention éclairée, peut réaliser ici-bas le vieux rêve des prophètes de la Bible : l’arrêt de l’histoire, par la disparition des injustices, des inégalités et des tensions. « Aujourd’hui plus que jamais, l’esprit grec devenu esprit scientifique, et l’esprit messianique devenu esprit révolutionnaire, s’opposent irréductiblement. L’existence de sectaires et de fanatiques à froid, à qui la participation subjective à un corps de vérités révélées, à une gnose, donne, à leurs propres yeux, droit sur tout et sur tous, droit à tout faire et de tout se permettre persiste à poser une question de vie ou de mort à une société au bord, non plus de la guerre de religion mais d’une forme prochaine de ce fléau historique : la guerre de civilisation ». (Jules Monnerot. Sociologie de la révolution. Fayard, 1969).
Contre la civilisation européenne, certains critiques reprennent les propos tenus par Orose et Tertullien contre Rome : les revers qu’elle subit aujourd’hui adviennent en punition de ses fautes passées. Elle paie pour son « orgueil », pour sa richesse, pour sa puissance, pour ses conquêtes. Les Barbares qui la mettront à sac lui feront expier les souffrances du Tiers-monde, les ambitions impuissantes de la plèbe, l’humiliation des mal doués. Sur ses ruines s’édifiera la Jérusalem des temps nouveaux. Alors, on verra disparaître « le voile qui voile tous les peuples, la couverture qui couvre toutes les nations » (Isaïe, XXV, 7). On retrouve là une même interprétation moralisante de l’histoire. Or, l’histoire, pas plus que le monde, n’est gouvernée par une morale. Le monde est muet : il gravite en silence.
Dans son essai sur La question juive, Karl Marx affirmait que seul le communisme pourrait « réaliser de façon profane le fonds humain du christianisme », marquant ainsi, en une phrase, les « insuffisances révolutionnaires » de la doctrine chrétienne (« religion des esclaves, mais non révolution des esclaves ») et les affinités entre les deux systèmes prophétiques, le spirituel et le terrestre. Roger Garaudy explicite ce propos en rappelant que le christianisme fut « un élément désagrégateur de la puissance romaine ». Il ajoute : « L’hostilité au culte impérial, le refus d’y participer, et, plus encore, l’interdiction faite aux chrétiens de servir militairement l’Empire à une époque où le recrutement était de plus en plus difficile et où le nombre des chrétiens croissait de jour en jour, interdiction qui subsista jusqu’au IVe siècle, tout cela avait une signification révolutionnaire. Il y a d’ailleurs, dans le personnage du Christ, magnifié par l’imagination collective des premiers chrétiens, et qui était l’héritier de nombreux messies semblables au « Maître de justice » essénien, un aspect révolutionnaire indéniable » (Marxisme du XXe siècle. La Palatine, 1966). Engels, qui rappelle que, « comme tous les grands mouvements révolutionnaires, le christianisme fut l’œuvre des masses populaires », a noté lui aussi la parenté des doctrines : même certitude messianique, même espérance eschatologique, même conception de la vérité (bien perçue par P. Tillich), etc. Dans le christianisme primitif, il voit « une phase toute nouvelle de l’évolution religieuse, appelée à devenir un des éléments les plus révolutionnaires dans l’histoire de l’esprit humain » (Contribution à l’histoire du christianisme primitif, in Marx et Engels. Sur la religion, textes choisis. Ed. Sociales, 1960). C’est qu’à ses yeux, le christianisme est le nec plus ultra de la religion. En effet, il « accomplit » (au sens de l’Aufhebung) toutes les religions qui l’ont précédé. Devenu la « première religion universelle possible » (Engels. Bruno Bauer et le christianisme primitif), il est aussi, par la force des choses, la dernière : tout aboutissement marque une césure, impliquant un autre début. Après le christianisme, pour autant qu’il y ait un « après », il ne peut plus y avoir que sa contradiction.
Joseph de Maistre a dit : « L’Evangile hors de l’Eglise est un poison », et le R.P. Daniélou : « Si nous séparons l’Evangile de l’Eglise, celui-ci devient fou ». Ces paroles prennent tout leur sens aujourd’hui, au moment où l’Eglise, nouveau catoblépas tente d’abolir sa propre histoire pour retrouver ses origines. Pendant deux millénaires, des structures d’ordre s’étaient mises en place au sein de l’Eglise, permettant, en même temps qu’elles l’adaptaient au mental européen, de mettre en forme, de raisonner le périlleux message évangélique. Le « poison » étant adouci, les fidèles s’étaient mithridatisés. Aujourd’hui, le néo-christianisme veut mettre ces deux millénaires entre parenthèses, pour revenir aux sources d’une religion vraiment universelle et en rendre le message plus percutant. S’il est vrai que nous vivons la « fin » de l’Eglise (non, assurément, celle de l’Evangile), cette fin prend donc la forme d’un retour vers un début. L’Evangile (la pastorale) se sépare de plus en plus de l’Eglise (la dogmatique). Mais ce phénomène est pure répétition : il tend à restituer aux catholiques les conditions « révolutionnaires » dans lesquelles et par lesquelles le christianisme primitif s’est élaboré. D’où l’intérêt capital de l’ouvrage de M. Rougier, qui, en nous montrant ce qui a eu lieu, décrit du même coup ce qui nous attend.