Les petits arrangements des tricheurs de Saint-Pétersbourg
Dimanche en fin d'après-midi, les divers réseaux d'observateurs déployés dans les 1.753 bureaux de vote de Saint-Pétersbourg faisaient état de nombreuses irrégularités dans le déroulement du scrutin.
Il est bientôt huit heures ce dimanche matin et les six observateurs mandatés pour veiller au bon déroulement du scrutin présidentiel en Russie attendent, sagement assis sur un banc au fond de la classe, que le spectacle commence. Deux d'entre eux, des étudiants, militent contre les fraudes au sein de l'ONG Golos. Les autres représentent Vladimir Poutine, Mikhaïl Prokhorov ou Vladmir Jirinovski, tous candidats au pouvoir suprême. Attablés devant les registres électoraux, quatre assesseurs les observent en chuchotant, visiblement mal à l'aise. Mais voici qu'entre en scène le président du bureau de vote numéro 523 de Saint-Pétersbourg, Serguey Valerievitch Chebayev.
L'homme, qui porte beau, ne semble nullement décontenancé par la présence d'un tel public. Au contraire, il se lance dans une leçon de transparence électorale qui ne tarde guère à faire sourire les observateurs. «Il faut bien s'assurer qu'il n'y a pas d'orifice caché qui permettrait d'introduire des bulletins de vote à votre insu», sermonne-t-il ses assesseurs tout en soulevant l'urne vide et en faisant mine de chercher un double fond. Sur le rebord de la fenêtre, reposent quatre boîtes en plastique de taille plus modeste qui seront transportées au domicile de 21 électeurs trop vieux ou trop malades pour aller voter. «Songez que l'un d'entre eux a 101 ans», confie Serguey Chebayev, en jurant que les urnes seront en permanence accompagnées par un observateur dans leur périple à travers la banlieue dortoir de Kirovski…
Des démonstrations de bonne volonté
Soudain un policier pénètre dans le bureau de vote et lance à la cantonade: «Tout le monde a bien compris qu'il ne doit pas y avoir de fraude?» Sage précaution, lorsqu'on sait qu'un nombre record d'irrégularités ont été observées dans les bureaux de vote de Kirovski lors des législatives. «C'est un quartier où les élections ont été particulièrement sales, avec des bourrages d'urne et des falsifications de procès-verbaux par dizaines», raconte Anton Verevkin, politologue et militant de Golos.
Prenant acte du vent de contestation soulevé par le scrutin du 4 décembre, le pouvoir a depuis lors multiplié les démonstrations de bonne volonté, notamment en installant des caméras dans l'ensemble des bureaux de vote du pays. Mais à Saint-Pétersbourg comme ailleurs, ONG et partis de coalition ont recensé ces derniers jours plusieurs signaux inquiétants. Samedi, le militant du parti libéral Iabloko Denis Riztsov s'est ainsi vu prier de signer dès avant le début du scrutin le procès-verbal du bureau de vote où il siège. «Le président m'a dit que ce serait une façon de gagner du temps pour le dépouillement et je me suis aperçu que la plupart de mes collègues avaient accepté, raconte-t-il. Désormais, il est possible d'inscrire n'importe quel résultat sur ce document.»
Tatiana Ivanova, qui présidait depuis quatorze ans le bureau de vote de l'école numéro 575 sur l'île de Vassilievski, a pour sa part été carrément écartée de cette fonction en raison de son attitude lors des législatives. «Dans les jours précédant le vote, plusieurs responsables de la commission électorale de district nous avaient expliqué qu'il fallait truquer le scrutin pour donner une nette avance à Russie unie, explique cette institutrice qui, jusqu'alors, militait pour le parti du premier ministre. Ils voulaient qu'on ajoute entre 150 et 200 bulletins sur un total de 1 400 votants. J'ai refusé, en disant que ce n'était ni légal, ni nécessaire.»
«Prise de conscience»
Midi. Dans le quartier de Kirovski, le jeune observateur Timofei Alexeiev en a terminé avec le bureau de vote 523. «Hormis quelques petites irrégularités, comme des procès-verbaux signés à l'avance ou un nombre de bulletins insuffisant, les choses se sont déroulées de façon plutôt satisfaisante», explique-t-il, soulagé. Mais quelques pâtés de maisons plus loin, la situation se corse lorsqu'il entreprend de pénétrer dans l'école numéro 504. Inflexible, le président refuse malgré son insistance. Une fois la tension retombée, un assesseur vient échanger quelques mots avec Timofei. «Il dit que Russie unie leur a donné l'ordre de réunir 70 % des voix pour Poutine, par tous les moyens», décryptera par la suite l'étudiant.
Dimanche en fin d'après-midi, les divers réseaux d'observateurs déployés dans les 1.753 bureaux de vote de Saint-Pétersbourg faisaient état de nombreuses irrégularités dans le déroulement du scrutin. « Nous avons observé plus de 260 incidents, affirmait ainsi Daniel Golobov, coordinateur de l'association des observateurs de Saint-Pétersbourg, dont 14 cas de bourrage d'urnes, 16 cas de vote sous une fausse identité et 199 situations dans lesquelles nos observateurs ont été refoulés des bureaux de vote.» Responsable de Golos pour la ville de Saint-Pétersbourg, Ksenia Matesios complétait: «Nos observateurs sont très choqués car nombre d'entre eux ont été évincés sous la menace des commissions territoriales, où s'opère la centralisation des résultats.»
Boris Vichnievsky, député du parti Iabloko à la Douma de Saint-Pétersbourg, tentait pour sa part de garder espoir. «Bien sûr qu'il y a des fraudes, notamment dans les campagnes où le nombre d'observateurs est bien moindre qu'en ville, mais l'important est que ces élections ont permis une prise de conscience de l'opinion russe. La suite de l'histoire va se jouer dans la rue, à partir de lundi soir.»
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