Rafika Ben Guirat, professeur de marketing et communication à l’université de la Manouba (60% d’étudiantes) près Tunis. Une femme élégante vêtue à l’européenne, sans provocation superflue. Une femme comme une autre. Ou presque.
Alors qu’elle arrive un matin dans l’amphithéâtre, elle comprend que « quelque chose ne va pas ». Plusieurs types inconnus sont dans la salle. Très vite l’agitation, puis l’interruption du cours car, raconte-t-elle, « mes étudiants m’ont suppliée d’arrêter le cours et m’ont escortée jusqu’à l’administration »… La cause de tout cela ? Sa tenue jugée irrespectueuse par un groupe d’hommes jeunes, longues barbes et tenues traditionnelles, qui diffusent des chants religieux et campent depuis plusieurs semaines dans les couloirs de l’université. Sont-ils des salafistes ? Eux disent que non. Cependant le doute plane à la lumière de certaines de leurs revendications : « que les étudiantes puissent assister aux cours et passer leurs examens en niqab, le voile intégral. »
Rafika refuse que l’on résume la nouvelle société tunisienne à ces quelques individus et déclare à la suite de ces événements : « je crois surtout que ce sont quelques gars qui voulaient voir jusqu’où ils pouvaient aller. Ni plus ni moins. En aucun cas on ne fera de moi un symbole ». Mais la société tunisienne est diverse, et une jeune femme, étudiante à l’université se confie : « Il faut laisser les femmes porter le niqab si elles le souhaitent, les hommes boire de l’alcool s’ils le désirent. Seul Dieu peut nous juger. »
Une autre professeur de français, probablement représentative des femmes de la génération Bourguiba, avocates de la condition féminine, est ulcérée et ne comprend ni les revendications des manifestants ni le flegme des étudiants : « le niqab ne correspond pas à la tradition de la Tunisie ! Et comment voulez-vous dialoguer avec des élèves dont vous ne voyez pas le visage ? »
Dalenda Laguèrche, professeur d’histoire moderne à la Manouba elle aussi, accepte le résultat des élections et déclare que « c’est le jeu de la démocratie », mais constate que « Pendant la campagne , ils n’ont pas su s’emparer des vraies préoccupations du peuple. Ils ont axé leurs discours sur la laïcité, en attaquant Ennahda. Dans l’esprit de beaucoup c’est devenu une campagne anti-islam… », pointant les erreurs de communication des partis progressistes, de gauche principalement.
Face à la présence de ces manifestants islamistes dans l’enceinte de l’université, la demande du nouveau doyen est restée lettre morte . Il avait fait appel aux forces de l’ordre pour déloger ces perturbateurs.*
Nabil Kaouri, patron de la chaîne Nessma TV qui a diffusé le film de Marjane Satrapi, « Persepolis », en octobre 2011, film dans lequel Dieu est représenté malgré l’interdiction qui en est faite dans le Coran. Nabil est devenu depuis « un impie à abattre pour les uns, un représentant de la liberté d’expression pour les autres. »
Lors du procès intenté contre lui à Tunis le 23 janvier 2012, le malaise était perceptible dans les rangs des « représentants des droits de l’homme, journalistes et intellectuels venus le soutenir », pendant qu’en face « une cohorte d’avocats soucieux de peaufiner image auprès du pouvoir islamiste » y allaient de leurs envolées contre celui qui est « accusé de vouloir détruire l’islam ».
Entouré depuis de gardes du corps, Nabil Kaouri ne se gêne pas pour affirmer que depuis la diffusion de Persépolis « des centaines de mosquées ont appelé à un « vendredi de la colère » contre moi, comme si j’étais Moubark ou Al Assad ! Qui a donné le mot d’ordre aux mosquées ? Qui imprime les tracts ? Le procureur n’a pas jugé utile d’enquêter. »
Le procès de N. Kaouri a été reporté deux fois, il est prévu le 19 avril et « met tout le monde mal à l’aise y compris Ennahda : faire condamner Kaouri, c’est se mettre à dos une partie de la population et de la communauté internationale ; le disculper, c’est perdre un match essentiel pour l’élaboration de la future Tunisie ».²
Ces deux faits récents d’actualité ne présument pas à eux seuls de l’évolution future de la société tunisienne Ils sont malgré tout les indicateurs d’une société en pleine mutation, partagée entre une tradition islamique ancestrale et un retour à ses valeurs pour les uns, y compris les fanges les plus ultras (d’un coté comme de l’autre d'ailleurs, les laïcistes existant en Tunisie aussi visiblement), et un désir de continuer ce mouvement d’émancipation intellectuelle mis en œuvre par Bourguiba et poursuivi très maladroitement par le régime Ben Ali, pour les autres ; avec toutes les réserves sur les modes de gouvernance que cela implique.
L’évolution démocratique tunisienne souhaitée par les 60% qui n’ont pas voté Ennahda aura-t-elle gain de cause dès lors que des islamistes intégristes, en Tunisie comme ailleurs, font leur lit dans la misère des peuples en dénonçant les modèles occidentaux et en prônant un retour aux sources de l’islam des « origines », littéralement parlant ?
La réponse n’appartient qu’aux tunisiens, et à eux seuls ! Mais les printemps arabes auxquels ces tunisiens ont donné le coup d’envoi sont sous observation du monde occidental, inquiet et refroidi par ce qu’il a subi dans le passé récent de la part d’intégristes vindicatifs d’un autre âge.
L’avenir sera celui qu’on voudra bien laisser aux peuples, avec l’autonomie à choisir ce qu’il leur convient le mieux, et sans interférer, ni coller, ni transposer à ces sociétés des paradigmes civilisationnels qui ne sont pas les leurs.
Rédigé à partir des articles de Lucas Armati* (Télérama n°3225) et Emmanuelle Anizon² (Télérama n°3229).